Quand le racisme devient normal…
Je pensais ne plus avoir à m’exprimer sur ce sujet sensible, mais force est de constater qu’en ce moment, une campagne de stigmatisation normalisée met au pilori une composante de notre communauté martiniquaise, composante à laquelle j’appartiens, bien que je refuse d’en être réduit. Je veux parler des békés, bien sûr.
Je suis lucide, et je sais bien que la Martinique offre quotidiennement des prétextes à mécontentements : pollutions, vie chère, pauvreté, violence, corruption… Notre île n’échappe pas aux turpitudes du monde. Comme dans à peu près tous les autres endroits de la terre, des sentiments d’injustice, des blessures, des crises, des obstacles de toute nature perturbent le quotidien des gens. Bien que ces difficultés ne soient pas une spécialité martiniquaise, elles sont une réalité qui soulèvent à juste titre des réactions parfois vives. Ces réactions sont normales ; elles sont le signe sain que nous vivons en démocratie contrairement à l’immense majorité des humains de la planète qui n’ont pas d’autres choix que de subir leurs malheurs en silence.
Mais ce qui, à mon sens, n’est pas normal, c’est de désigner coupables par nature - par essence, même - certains Martiniquais du seul fait de leur appartenance à un groupe socio-ethnique. Coupables par principe, les békés sont infondés à se défendre puisque leur culpabilité est quasi-inscrite dans leurs gènes. Essentialisation terrible et définitive qui laisse entendre, je cite : « c’est la faute des békés », quel que soit le problème. C’est bien dans un relatif consensus public que prospèrent des accusations directes ou insinuées à coups de « ils », de « ceux-là », de « on sait bien de qui il s’agit », etc.
Ce qui me choque, c’est que cette rhétorique ne choque pratiquement plus personne. Il est devenu normal de chercher des responsables, non pas dans des fonctions ou des comportements, mais dans des appartenances « raciales ». On s’en prend moins aux distributeurs, aux transporteurs, aux agriculteurs, aux fonctionnaires, aux élus, aux industriels, - autant d’agents désignés par leur fonction - qu’aux… békés. Un peu comme si tous les békés étaient des distributeurs, des industriels, des agriculteurs ou des transporteurs. Cette dialectique est violente, car elle essentialise une catégorie de Martiniquais pour mieux les jeter en pâture, et en faire les boucs émissaires évidents de tous les malheurs du pays. Elle est d’autant plus violente que très peu de responsables, élus, journalistes, militants, ou même intellectuels, ne s’en offusquent.
On parle aujourd’hui des Békés, comme on parlait hier des Juifs, et on leur fait porter sur le dos tout le fardeau des malheurs du peuple, sans aucune nuance. Que 95% des békés n’aient rien à voir ni avec les métiers du commerce, ni avec la banane, ni avec l’industrie, ne fait rien à l’affaire. Faisons simple : plutôt que de dire « les acteurs de la grande distribution », disons « les békés ». Plutôt que de dire, « les agriculteurs », disons « les békés ». Plutôt que de dire « les capitalistes », disons « les békés ». Plutôt que de dire, « les racistes », disons les békés, etc. et tant pis pour celles et ceux qui ne sont que simples salariés, artisans, chômeurs, artistes, curés, collégiens ou bébés… Ils sont les victimes normales du lynchage médiatique.
Comprenez-moi bien : je ne cherche pas à défendre « les » békés. Je veux juste dire que si certaines personnes sont responsables ou coupables d’abus ou de malversation, cette culpabilité n’est en rien reliée à un quelconque déterminent racial ou socio-ethnique. De la même manière, je fais partie de ceux qui s’indignent quand en France des voix publiques parlent des Noirs ou des Arabes pour désigner les phénomènes de violence. Je me suis souvent exprimé pour dénoncer ces amalgames qui ne font qu’attiser la haine de l’autre et fracturer le pays.
En Martinique, j’ai la naïveté de croire que, malgré les brûlures de l’histoire, nous pouvons dépasser nos nuances épidermiques pour composer un peuple créole riche de ses différences. Je sais bien que l’idéal d’égalité n’est pas réalisé. Je sais bien que toutes nos identités sont à fleur de peau, et que chaque étincelle peut réveiller le raciste qui sommeille en nous. Ce raciste que nous devons engourdir à tout prix, que nous devons assommer pour que jamais il ne submerge. Ce raciste contre lequel nous devons lutter chaque jour et ne jamais laisser venir. C’est peut-être naïf, mais c’est à mon sens le juste combat qui nous rappelle que nous ne sommes pas des Saints, et que l’immonde est tapi en nous-mêmes. C’est bien à chacun de nous de le maintenir inerte. C’est à chacun de nous de le contenir, de l’empêcher de hurler sa haine des autres.
Il faut appeler un chat un chat, et rappeler les principes de base du racisme décomplexé qui gangrène notre monde : Quand on affuble un groupe d’individus d’un substantif précédé de l’article défini pluriel « les », on glisse immanquablement vers le racisme : « les » noirs, « les » blancs, « les » juifs, « les » arabes, « les » haïtiens, « les » békés… Cet article est dangereux car il essentialise. Il nie la complexité des individus et les enferme dans les clichés les plus nauséabonds. Je veux mettre en garde toutes celles et ceux qui ont la chance de disposer d’un micro pour parler au peuple. Attention aux mots que vous employez, et qui vous semblent anodins. Attention aux dérives racistes qui se cachent à peine dans vos propos quand vous dites publiquement et sans aucun complexe « les békés », deux mots qu’en ce moment on entend ad nauseam dans trop de bouches.
Je ne me fais guère d’illusion, hélas, et je sais bien que ce texte déclenchera la furie des haters d’internet qui ont trouvé dans les réseaux sociaux et l’anonymat l’espace de haine où submerge le raciste qui ne dort plus en eux depuis longtemps.
Emmanuel de Reynal