Le paradigme cartésien en question
«Nous vivons sous l’empire des principes de disjonction, de réduction et d’abstraction dont l’ensemble constitue ce que j’appelle le «paradigme de simplification ». Descartes a formulé ce paradigme maître d’Occident, en disjoignant le sujet pensant (ego cogitans) et la chose étendue (res extensa), c’est-à-dire philosophie et science, et en posant comme principe de vérité les idées «claires et distinctes», c’est-à-dire la pensée disjonctive elle-même. [...] Une hyperspécialisation devait de plus déchirer et morceler le tissu complexe des réalités; et donner à croire que le découpage arbitraire opéré sur le réel était le réel lui-même. [...] L'intelligence aveugle détruit les ensembles et les totalités, elle isole tous ses objets de leur environnement. [...] Les disciplines des sciences humaines n'ont plus besoin de la notion d'homme. [...]
Tandis que les médias produisent la basse crétinisation, l'Université produit la haute crétinisation. La méthodologie dominante produit un obscurantisme accru, puisqu'il n'y a plus d'association entre les éléments disjoints du savoir, plus de possibilité de les engrammer et de les réfléchir. Nous approchons d'une mutation inouïe dans la connaissance : celle-ci est de moins en moins faite pour être réfléchie et discutée par les esprits humains, de plus en plus faites pour être engrammées dans des mémoires informationnelles et manipulée par les puissances anonymes, au premier chef, les Etats. Or, cette nouvelle, massive et prodigieuse ignorance, est elle-même ignorée des savants. Ceux-ci qui ne maîtrisent pas, pratiquement, les conséquences de leurs découvertes [...]
L'incapacité de concevoir la complexité de la réalité anthropo-sociale, dans sa micro-dimension et dans sa macro-dimension
(l'ensemble planétaire de l'humanité) a conduit à d'infinies tragédies et nous conduit à la tragédie suprême. On nous dit que la politique "doit" être simplifiante et manichéenne. Oui, certes dans sa conception manipulatrice qui utilise les pulsions aveugles. Mais la stratégie politique, elle, requiert la connaissance complexe, car la stratégie se mène en travaillant avec et contre l'incertain, l'aléa, le jeu multiple des interactions et rétroactions."
- Extrait d' Introduction à la pensée complexe (1990 éd. ESF, 2005 éd. Seuil), écrit par le philosophe Edgar Morin.
L'actualité de ce texte est saisissante. La référence aux "esprits humains engrammés dans les mémoires informationnelles et à une
connaissance manipulée par les puissances anonymes" pourrait être remplacée par les termes réseaux sociaux et guerre de communication.
De la pensée du philosophe Edgar Morin sur le manichéisme de la politique, on peut aisément associer une analyse plongée dans notre actualité mondiale écrite par le psychologue social américain Jonathan Haidt : « La dernière décennie aura été d’une stupidité exceptionnelle » et publiée par Le Point, le 11 mai 2023.
Un article qui met en avant "l'esprit de faction", formule tirée de l'essai Federalist10, de James Madison, plaidant pour la ratification de la Constitution des États-Unis, dans l'objectif de freiner notre propension à nous diviser en équipes ou en parties si enflammées par une « animosité mutuelle » qu'elles sont « bien plus disposées à se tourmenter et à s'opprimer les unes les autres qu'à coopérer à leur bien commun ».
Jonathan Haidt pointe les entreprises technologiques en les accusant d'avoir renforcé la viralité entre 2009 et 2012 et avoir plongé nos sociétés dans le cauchemar de Madison.
L'esprit de faction serait donc l'esprit de la réduction du réel, l'esprit manichéen auquel se réfère Edgar Morin. La démocratie est vulnérable à la trivialité car les humains ont un tel penchant pour l'animosité mutuelle que lorsque "aucune occasion substantielle ne se présente d'elle-même, les distinctions les plus frivoles et les plus fantaisistes ont suffi à allumer des passions inamicales et à exciter aux plus violents conflits."
L'esprit de faction cumulé à la viralité des posts sur les réseaux sociaux seraient donc la cause d'une méfiance grandissante envers les institutions. J. Haidt affirme que des travaux récents universitaires démontreraient que les réseaux sociaux ont effectivement un effet corrosif sur la confiance dans les gouvernements, les médias d'information, les gens et les institutions en général. Et lorsque les citoyens n'ont plus confiance dans les dirigeants élus, les autorités sanitaires, les tribunaux, la police, les universités et l'intégrité des élections, alors, chaque décision est sujette à contestation ; chaque élection devient une question de vie ou de mort pour sauver le pays de l'autre camp.