La réécriture de l'histoire et le Musée de la Pagerie
« La République n'effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n'oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues. » - Emmanuel Macron, Allocution du 14 juin 2020.
Car une nation se définit par son histoire et ses œuvres. Pourtant ces concepts n’ont cessé d’être remodelés de tous temps afin de représenter l’essence des pouvoirs en place.
Qu’est-ce que l’histoire et que sont ces statues déchaînant tant d’émotions ?
Pour René Maran « L’histoire, c’est la petite flamme autour de laquelle chacun se rassemble pour encore mieux se ressembler. »
Ernest Renan élargit le concept et fusionne histoire et nation en donnant la définition suivante : « […] l’acceptation d’un passé commun : ce que nous avons fait ensemble, ce dont nous nous souvenons ensemble et surtout ce que nous avons décidé d’oublier ensemble. »
Ces deux citations ne mettent pas en valeur la véracité des faits, mais une unité autour d’un récit. Et Napoléon Bonaparte écarte toute illusion par les phrases suivantes : « L’histoire est un mensonge sur lequel tout le monde s’accorde » et « Je ne suis qu’un magistrat de la République qui n’agit que sur les imaginations de la nation » puis dans son Mémorial : « L’imagination gouverne le monde ».
Et l’imaginaire à travers des objets de cultes tels que des statues est bien ce qui est ciblé par les pharaons d’Egypte lorsqu’ils détruisent toutes représentations de leurs prédécesseurs.
Selon l’égyptologue Edward Bleiberg : "Défigurer des statues d'anciens pharaons permettait aux nouveaux souverains de réécrire l'histoire à leur avantage. Le règne d'Hatchepsout a ainsi posé un problème pour la légitimité du successeur de Thoutmôsis III. Ce dernier a donc entrepris d'éliminer pratiquement toute représentation d'Hatchepsout."
Plus symboliquement, la destruction d’un objet historique, tel qu’une statue, est signifiant dans l’imaginaire des hommes afin d’effacer une mémoire de faits bien réels et recréer un passé collectif abstrait.
Ainsi, nous en venons à Joséphine de Beauharnais, née Marie Joseph Rose Tascher de la Pagerie, en 1763, dans la commune des Trois Ilets, en Martinique. Soupçonnée, probablement à tort, d’être la véritable instigatrice du rétablissement de l’esclavage en 1802, sa statue placée en 1859, à Fort de France, fut maintes fois détériorée, puis décapitée et enfin réduite en mille éclats en juillet 2020.
Quant au musée de la Pagerie, il fut la cible d’attaques considérablement plus violentes puisqu’il fut plastiqué en 1986.
Une note de Boris-André Constant :
En 1986, la maison dite créole qui avait hébergée le tout premier musée de la Pagerie dans les années 1950 a été la cible d’un attentat à la bombe. Les locaux du second musée ont été eux aussi gravement touchés et d’importants documents ont été perdus.
La maison créole alors logement de fonction de la directrice a été entièrement détruite. Elle n’a pas été reconstruite.
Cet attentat n’a pas été revendiqué.
C’est le Département de la Martinique qui était propriétaire des lieux depuis 1984.
Robert et Simone Rose-Rosette habitaient sur le morne juste au-dessus du site muséal. C’est eux qui ont donné l’alarme.
Sans doute les poseurs de bombes n’avaient-ils pas fait leur la parole du poète communiste Gilbert GRATIAN…
« Tout musée est sacré.
Tout passé enseigne.
A nous de savoir démêler dans Joséphine sa grâce qui reste nôtre de ce qui ne sera pas nôtre. »
Février 1950
Nous avions, par ailleurs, publié un article intitulé « Joséphine de Beauharnais, quel rôle en 1802 ? », bien évidemment, non pour déresponsabiliser les faits tragiques de l’histoire esclavagiste qui se sont déroulés sur l’habitation de « La Sannois », mais pour questionner le rôle de l’Impératrice dans le rétablissement de l’esclavage ordonné par son époux, Napoléon Bonaparte.
Joséphine de Beauharnais - Expressions Plurielles
Joséphine de Beauharnais, quel rôle en 1802 ? On ne peut aborder la vie de Joséphine de Beauharnais sans questionner son degré de responsabilité dans le rétablissement de l'esclavage aux Anti...
https://expressionsplurielles.org/2023/07/josephine-de-beauharnais.html
En effet, plusieurs historiens, et particulièrement Henri Bangou et Patrice Gueniffey, ont conclu leurs travaux de recherches par le constat d’une absence de preuves sur l’implication de Joséphine de Beauharnais dans les événements de 1802.
Autre témoignage, celui de Georges Sainte-Croix de la Roncière (1872-1946), journaliste et historien, qui dans son ouvrage intitulé Joséphine, Impératrice des Français, Reine d’Italie (p. 257 – Gallica.bnf.fr), retranscrit ce qui devait être sa dernière lettre à ses enfants :
«La première époque de ma vie, passée à la Martinique, m’offrait le spectacle singulier de l’esclavage, qui ne devint si affreux que par celui du despotisme qui le domine. Représentez-vous sept à huit cents misérables, auxquels la nature donna un ton d’ébène, et de la laine pour cheveux, et que la cupidité, devenue féroce par les dangers qu’elle court à se satisfaire, arrache à leur patrie, pour les transplanter sur un sol étranger. […] C’est pour enrichir des maîtres barbares que ces infortunés furent retranchés de la loi commune du genre humain. […] Cependant les tyrans, dont ils sont les esclaves, ou pour mieux dire les bêtes de somme, se gorgent de richesses, s’enivrent de jouissances, sont rassasiés de plaisirs.»
Une indication est également donnée par Alexandre Dumas père, dans son roman Ingénue, il cite Joséphine de Beauharnais comme un personnage faisant partie du mouvement anti-esclavagiste français en 1788 aux côtés de Danton, Brissot, l’abbé Raynal, l’abbé Grégoire, Charles de Villette, Etienne Clavière et Olympe de Gouges.
On peut également signaler l’article de P. Girard et J. L. Donnadieu (2018), Mon père, ce héros : Toussaint Louverture d’après un manuscrit inédit de son fils Isaac. Bulletin de la Société d'Histoire de la Guadeloupe, (181-182), 51–86.
Il s’agit donc d’un manuscrit d’Isaac Louverture « conservé à la Bibliothèque Nationale de France et intitulé « Notes historiques sur Toussaint Louverture », il fut probablement rédigé vers 1821 (le document apparaît entre des lettres de 1819 et de 1824)4. » Dans ces notes, Isaac relate « les relations très proches qu’entretenait la famille Louverture avec Joséphine Bonaparte. (P. 53) ».
La note des auteurs, numéro 84 en bas de page, mentionne ce qui suit :
« 84. Cette anecdote peut surprendre aux Antilles, où Joséphine Bonaparte est souvent accusée d’être responsable du rétablissement de l’esclavage en 1802. Selon ses mémoires, elle s’opposa en fait à l’expédition Leclerc car elle admirait Toussaint Louverture ; cf. M. A. Le Normand, ed., Mémoires historiques et secrets de l’impératrice Joséphine (Paris : JeunehommeCrémière, 1820), 356. »
Joséphine de Beauharnais est un personnage qui nous fascine par son charme, la nonchalance qu’on lui devine, son appartenance à notre terre et à notre histoire martiniquaise et ce destin hors du commun qu’elle a traversé sans en maîtriser le cours.
Et le docteur Robert Rose-Rosette n’a pas résisté à ce charme jusqu’à s’endetter lourdement pour acheter l’habitation « La Sannois » et créer le Musée de la Pagerie. Sur le site web de sa fille, Françoise Rose-Rosette, on peut découvrir le véritable coup de foudre de cet homme pour une habitation alors en ruines :
« 1944 – Sous une jungle amazonienne, on devine, au détour d’une rivière de la petite commune des Trois-Ilets, des ruines qui ne sont autres que les vestiges du foyer de la Pagerie, domaine sucrier où naquit l’Impératrice Joséphine… […] Après de laborieuses méditations, je me rends, au prix d’un injuste et redoutable endettement, propriétaire des lieux. Rarement avais-je commis une action jugée aussi stupide par ceux à qui j’en parlais. Encore n’étais-je pas au bout de mes malheurs car devenu plus tard maire de la commune, je m’entends qualifier de suppôt de l’esclavage par les adversaires pourtant renseignés sur mes origines et mes aspirations démocratiques et humanitaires. »
Avant le Docteur Robert Rose-Rosette, Gabriel Hayot père (Maire et Conseiller Général) avait créé un premier musée dans le bourg des Trois-Ilets, rassemblant les objets ayant appartenu à Joséphine de Beauharnais. A la fermeture de ce musée, Gabriel Hayot fils a fait don de ces objets à Robert Rose-Rosette.
Pour en revenir aux remarques sur la destruction d’objets ou de sites se rapportant à des événements tragiques du passé, nous devons prendre conscience que d’une part nous avons tendance à poser des jugements anachroniques sur des personnages dont nous avons le plus souvent qu’une connaissance très partielle, et que d’autre part, ces actes violents ne constituent certainement pas une solution de réécriture de l’histoire, mais bien au contraire ils participent à enfouir ou occulter des tragédies et nous interdire tout recueillement, toute construction d’une mémoire collective souhaitable.
Elaborer autour ou sur ces lieux de souffrances, des sessions d’échanges, de débats, construire un mémorial, organiser des conférences situationnelles, sont sans aucun doute, les meilleures solutions d’apaisement, de pacification de nos sociétés.