La Martinique des années 60 : Interview de l'ambassadeur William B. Milam
La Martinique dans les années 1960 :
Souvenirs de l’ambassadeur américain William B. Milam
Par Sébastien Perrot-Minnot
Né à Bisbee, dans l’Arizona, en 1936, William B. Milam a été admis au Service Extérieur des Etats-Unis en 1962. Il a alors été nommé vice-consul en Martinique, un poste qu’il a occupé jusqu’en 1964. Par la suite, il a assumé différentes fonctions dans des ambassades et au Département d’État. Il a notamment été secrétaire d’État adjoint à la finance et au développement internationaux (1985-1990), ambassadeur au Bangladesh (1990-1993), négociateur spécial pour les affaires environnementales et scientifiques (1993-1995), chef de mission au Libéria (1995-1998) et ambassadeur au Pakistan (1998-2001), avant de prendre sa retraite du Foreign Service. Depuis 2002, il est chercheur au Woodrow Wilson International Center for Scholars (Washington).
En 2004, William B. Milam a été interviewé par l’historien Charles Stuart Kennedy, dans le cadre du Projet sur l’histoire orale des affaires étrangères mis en œuvre par l'Association for Diplomatic Studies and Training (ADST), basée à Arlington en Virginie. Cette interview a été publiée en 2019 sur le site Internet de l’ADST :
https://adst.org/OH%20TOCs/Milam.William.B..pdf
Nous offrons ici, avec l’autorisation de cette association, une traduction en français des passages concernant la Martinique, eu égard à leur intérêt historique.
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William B. Milam à l’Ambassade des Etats-Unis au Libéria, le 4 juillet 1996. Photo : Archives Nationales des États-Unis.
CHARLES S. KENNEDY : A un certain moment, vous a-t-on demandé où vous vouliez aller ? [Après l’entrée de W. B. Milam au Service Extérieur des États-Unis, NdT]
WILLIAM B. MILAM : Eh bien oui, on me l’a demandé, à un moment donné. Je ne me souviens plus quand, mais je me souviens de deux choses. Premièrement, lorsqu’on me l’a demandé, on ne l’a pas fait lors d’une grande réunion générale. Je me rappelle que j’ai dû aller voir les responsables du personnel du FSI [Foreign Service Institute, NdT] au siège du Département d’État. Comme vous le savez, le FSI se trouvait au sous-sol des tours d’Arlington, en fait dans ce qui était le garage. Alors, je suis allé au Département d’État et j’ai vu quelqu’un. Je ne me souviens plus qui c’était. Pour une raison quelconque, j'avais développé un intérêt pour l’Asie du Sud-Est, et j'ai donc dit que je voulais aller au Cambodge. Je pense que la raison en était que j’avais vérifié et qu’aucun de mes camarades de classe ne semblait vouloir aller là-bas.
KENNEDY : Le Cambodge faisait la une des journaux.
MILAM : Quelques semaines plus tard, quelqu’un du service du personnel vient devant toute la classe et commence à lire les affectations. La mienne était le consulat général à Genève. OK. J’allais apprendre le français et aller à Genève. Je me suis inscrit au cours de français. J’étais à peu près à la moitié du cours lorsque j'ai reçu une note disant que quelqu’un du personnel voulait me parler. Je l’ai appelé et il m’a dit : « Nous allons devoir annuler votre affectation à Genève. Que diriez-vous d’aller en Martinique ? » Je ne me souvenais pas où se trouvait la Martinique. J’ai demandé : « C'est où ? ». On me l’a dit, et j'ai senti que je n’avais probablement pas le choix, alors j’ai dit : « Oui ». Il s’est avéré qu’ils avaient fait l’affectation à Genève sans savoir que le consulat général allait être fermé. Je me suis donc retrouvé en Martinique.
KENNEDY : Quand avez-vous été en Martinique ?
MILAM : D’août 1962 à novembre 1964. Ils m’ont retenu. J’étais censé partir en août. C’est une longue histoire, mais le consul était arrivé presque en même temps que moi. Vers la fin de mon affectation, les inspecteurs m’ont dit : « Vous ne pouvez pas partir tous les deux en même temps ». Il n’y avait que deux agents et un représentant de l’USIA [United States Information Agency, NdT]. « L’un d'entre vous doit être retenu ».
KENNEDY : La Martinique en 1962, c’était comment ?
MILAM : Cela a été une expérience idyllique à certains égards, à la fois positive et négative pour moi. J’ai aimé les gens, j’ai aimé le climat, j’ai aimé l’endroit. J’ai aimé la nourriture, qui était excellente. J’ai aimé le sable et la mer. J’ai passé de très bons moments, à bien des égards. J’ai passé de très bons moments en société. Sur le plan professionnel, c’était bien aussi pour une raison très importante, à savoir que j’étais le plus jeune [au consulat, NdT]. Le plus ancien ne voulait rien faire d’autre que des rapports politiques. J’ai donc fait tout ce qu’il y avait à faire dans un consulat : le travail consulaire, le travail administratif, le travail commercial et tout ce qu’il y avait d’autre à faire. Je pense que je suis revenu de cette mission en sachant autant de choses sur le service extérieur, et même probablement plus, que n’importe lequel de mes camarades de classe. Mais à l’époque, dans le service extérieur, des endroits comme la Martinique recevaient habituellement des fonctionnaires de niveau intermédiaire qui posaient des problèmes. Je n’ai donc pas pu apprendre grand-chose des deux personnes avec lesquelles j’ai travaillé. L'un d’eux était assez gentil, mais avait un problème avec l’alcool. L’autre n’était tout simplement pas très gentil et, pire, avait un conjoint encore moins gentil. À cet égard, la situation a donc été difficile pour moi. Mais je ne regrette pas d’y être allé. J’ai beaucoup appris.
KENNEDY : Vous ne faisiez pas de politique, mais quelles étaient les dynamiques en Martinique ? C’était l'époque où de Gaulle revenait sur le devant de la scène.
MILAM : Oui, en fait, de Gaulle était apparu sur le devant de la scène plusieurs années auparavant. De Gaulle a visité la Martinique pendant que j’y étais. J’ai été chargé de le suivre partout et d’écouter ses discours, ce qui était plutôt amusant. Je ne sais même pas pourquoi nous avions un poste [le consulat, NdT] là-bas. L’idée était qu’il y avait un parti communiste. Le maire de Fort-de-France [Aimé Césaire, NdT], qui était l’homme politique le plus important de l’île, était communiste. Le travail du consulat consistait donc à faire des rapports sur les activités du parti communiste sur place, lesquelles étaient plutôt minces, d’après moi. Mon travail se rapportait essentiellement à tout le reste.
Le général Charles de Gaulle à Fort-de-France, en mars 1964. Photo : Arlette Lameynardie / Musée d’archéologie précolombienne et de préhistoire de la Martinique.
KENNEDY : Vous avez évoqué la crise des missiles de Cuba parce que vous étiez très près. Comment a-t-elle été perçue de là où vous étiez ?
MILAM : Nous avons été informés que nous devions prendre des dispositions pour monter à bord et vérifier l’inventaire de tout navire russe ou autre se rendant à Cuba, pour voir ce qu’il y avait dedans. Nous devions alors nous arranger avec les autorités françaises. Les Français se sont montrés très coopératifs. Il n’y a pas eu de navire russe, ou de navire tout court, se rendant aux alentours de Cuba, et aucun n’est jamais venu pendant la crise. C’est ce dont je me souviens, et je n’étais pas là depuis très longtemps. Alors que les Français nous soutenaient, les communistes locaux faisaient beaucoup de bruit mais ne causaient aucun problème.
KENNEDY : Concernant de Gaulle, je crois que nous avons envoyé auprès de lui Harriman ou quelqu’un d’autre, et il a dit : « Je n'ai pas besoin de voir vos photos. Le président des États-Unis dit "nous avons besoin d’aide", nous allons vous aider ». Il était très direct.
MILAM : C’était assez palpitant d’être là-bas à cette époque. Il y a beaucoup d’autres choses intéressantes qui se sont produites en Martinique pendant que j’y étais. Il y a eu, environ un an après mon arrivée, un ouragan très violent qui est passé sur l’île et a causé de gros dégâts. Le consul avait un fonds d’aide aux sinistrés de 10 000 dollars. Il a décidé de l’utiliser. Il a demandé aux Français ce dont ils avaient besoin. Ils ont répondu qu’ils manquaient de riz, une denrée de base pour les habitants des villages. Le consul m’a donc envoyé à Porto Rico pour acheter du riz. Je pouvais donc dépenser jusqu’à 10 000 dollars. Je suis allé là-bas, j’ai contacté les bonnes personnes, j’ai trouvé le bon type de riz et j’ai loué un avion-cargo pour le transporter. Cela m’a pris quelques jours et je suis revenu avec une énorme cargaison de riz. C’était assez sympa. L’autre chose qui m’est arrivée pendant que j’étais en Martinique, celle qui m’a le plus rapproché de la célébrité, c’était le meurtre d’un compositeur américain du nom de Marc Blitzstein.
KENNEDY : Oh oui, “The Cradle Will Rock”.
MILAM : « The Cradle Will Rock ». Vous êtes très cultivé. Beaucoup de gens ont un blanc total quand on parle de Marc Blitzstein. Moi-même, je ne le connaissais pas lorsqu’il s’est rendu pour la première fois au consulat pour s’enregistrer. Le consul l’a fait entrer et me l’a présenté. Il m’a dit qu’il était là pour terminer son opéra sur Sacco et Vanzetti. Il avait loué une maison à l’extérieur de la capitale, Fort-de-France, à environ une heure de route. Je l’ai peut-être encore vu deux ou trois fois au cours des quelque six mois qu’il a passés là-bas, mais je n’ai guère eu l’occasion de le connaître. Un jour, au cours d’une semaine où le consul était en croisière, j’ai reçu un appel de l’hôpital m’informant qu’un Américain, dont on ne connaissait pas le nom, avait été gravement blessé dans un accident de voiture à l’hôpital. Je m’y suis donc rendu immédiatement pour voir de qui il s’agissait et ce que je pouvais faire pour l’aider. J’ai trouvé Marc Blitzstein allongé sur un brancard. Il m’a dit qu’il avait été blessé dans un accident de voiture et m’a demandé si je pouvais prendre contact avec sa famille à Philadelphie. Je pense que sa famille, c’était sa sœur ou sa mère. Après m’être occupé de ses besoins immédiats à l’hôpital, je suis allé au consulat et j’ai envoyé un télégramme à sa famille au sujet de l’accident. Ensuite, je suis retourné le voir. Il voulait que je m’occupe de lui faire passer un examen complet pour voir à quel point il était blessé. Il m’a alors dit qu'il m’avait mal informé. En fait, il avait été battu et voulait le signaler à la police. J’ai organisé un examen médical complet avec la participation d’un médecin anglophone. Puis je suis retourné au consulat pour envoyer un second télégramme à sa famille, avec les faits exacts. Je suis retourné à l’hôpital pour connaître les résultats de l’examen. Le médecin est venu en me disant : « Il a beaucoup de bleus, mais il va bien ». Cela semblait être une fin heureuse, et je suis retourné au consulat pour m’y consacrer à d’autres tâches avant la fin de la journée. Je suis revenu voir Blitzstein vers 18 heures, il parlait alors avec le responsable des affaires politiques [du consulat, NdT] et semblait mal à l’aise, mais apparemment il allait bien. Je suis rentré chez moi, puis j’ai dîné dans un restaurant vers 20 heures. Là, j’ai reçu un coup de téléphone du responsable des affaires politiques m’annonçant le décès de Blitzstein. Il s’est avéré qu’il avait été battu si violemment que son foie avait éclaté, et que les médecins ne l’avaient pas remarqué. Il s’est également avéré qu’il avait été battu par une bande de marins portugais - du moins ceux qui ont été condamnés - lors d’une rencontre homosexuelle. Il y a eu l’organisation du rapatriement du corps et tout le reste. Blitzstein était une figure majeure de la musique américaine. Sa mort a été en première page du New York Times, et j’ai aussi fait la une parce que le Times m’avait appelé pour m’interviewer. Comme je l’ai dit, ce fut mon premier rapport avec la célébrité. Ce qui est intéressant, c'est que j’ai fait l’inventaire des effets personnels de Blitzstein et que j’ai expédié chez lui ce que je pensais devoir l’être. J’ai vendu des objets comme des casseroles et des poêles, et j’ai envoyé un chèque chez lui. Mais j’ai trouvé dans sa maison, à l’extérieur de Fort-de-France comme je l’ai dit, toutes ces partitions. Je ne sais pas lire la musique, alors je les ai mises dans une boîte et je les ai renvoyées chez lui avec le reste du matériel. Quelques mois plus tard, j'ai reçu un télégramme me demandant : « Où est la partition de Sacco et Vanzetti ? ». J’ai renvoyé un câble disant : « J’ai envoyé tout ce que j’ai trouvé. » J’ai reçu quelques autres télégrammes, et manifestement, on pensait que j’avais en quelque sorte volé cette partition de Sacco et Vanzetti. Je ne savais pas vraiment où tout cela allait me mener. Et puis, le New York Times a publié un article disant que la partition de Sacco et Vanzetti avait été retrouvée dans le coffre de la voiture de Blitzstein, qu’il avait garée quelque part à Brooklyn avant de partir pour la Martinique un an plus tôt. Quelle est donc la conclusion de tout cela ? Il n'était pas là pour travailler sur la partition de Sacco et Vanzetti. Étrangement, il a menti sur les raisons pour lesquelles il était venu vivre en Martinique.
KENNEDY : Comment avez-vous trouvé la société martiniquaise ? Je veux dire que c’est évidemment une société créole, nous l’appellerions une société de couleur ou quelque chose comme ça. Comment les Français ont-ils fait, la société était-elle bien intégrée ?
MILAM : Eh bien, elle n’était pas si bien intégrée que cela, mais ce n’était pas non plus l’Alabama. Rappelez-vous, c’était en 1963-64, à l'époque où de très graves événements se produisaient à Montgomery et dans d’autres endroits du même genre. Nous avions toujours cela à l’esprit lorsque nous étions là-bas [en Martinique, NdT]. Il me semblait qu’il y avait quatre niveaux de société. Les Français étaient pour la plupart assez ouverts d’esprit, libéraux et tolérants, même si l’un de mes meilleurs amis, le chef de la police (en tant qu’agent consulaire, on veut que le chef de la police soit son ami), était un horrible raciste. D’ailleurs, j'ai fini par avoir une altercation avec lui. Il avait maltraité l’une de mes employées locales, une femme métisse, une très bonne employée. Mais c’était bien plus tard. Ensuite, il y avait ce qu’on appelle les Békés, un mot créole pour Blanc, je crois. C’étaient les planteurs. Ils formaient une sorte d’aristocratie, une aristocratie martiniquaise. Bon nombre d’entre eux avaient aussi un peu de sang mêlé, mais ils se considéraient comme des Blancs. Beaucoup, mais pas tous, étaient racistes. Beaucoup n’étaient pas très instruits. Il y avait ensuite une classe de mulâtres qui admettaient être des personnes de couleur, de couleur claire dans de nombreux cas, dont beaucoup étaient extrêmement bien éduqués, extrêmement brillants, et qui avaient profité du système éducatif français et avaient très bien réussi. Il s’agissait de la classe professionnelle, des médecins, des avocats et de nombreux hommes d’affaires. Puis il y avait les Noirs de la classe ouvrière, les coupeurs de canne et les travailleurs des sucreries, les travailleurs des services et les employés de maison, etc. - des gens qui travaillaient très dur, mais qui étaient très pauvres et souvent victimes de discrimination.
KENNEDY : Avions-nous des instructions, des contraintes ou quoi que ce soit d’autre concernant les relations avec les différents groupes ?
MILAM : Non, pour autant que je me rappelle. Non, je pense que le consul et moi-même, ainsi que le représentant de l’USIS [United States Information Service, NdT], nous nous sommes faufilés à travers les différentes couches sociales. Il était difficile de ne pas connaître certains Békés et de ne pas se mêler à eux, car ils étaient très sociables et généralement sympathiques. Il fallait éviter certains sujets. La communauté des mulâtres était un peu plus distante, avec quelques jeunes femmes très séduisantes, et j’ai appris à connaître certaines d’entre elles assez bien. Elles préféraient cependant passer leur temps en France. Je crois que je connaissais moins les Noirs de la classe ouvrière. Franchement, beaucoup d’entre eux ne parlaient pas très bien le français, et je ne parlais pas très bien le créole. Les Français, bien sûr, parce qu’ils dirigeaient l’île, on les connaissait assez bien. Je ne me souviens pas avoir reçu d’instructions sur les personnes à côtoyer ou à ne pas côtoyer.
Scène du carnaval à Fort-de-France, en 1962. Photo : Arlette Lameynardie / Musée d’archéologie précolombienne et de préhistoire de la Martinique.
KENNEDY : Quel rôle le mouvement des droits civiques aux États-Unis a-t-il joué en Martinique ?
MILAM : Eh bien, ce qui s'est passé à Montgomery, lorsque Bull Connor a eu recours à la violence pour empêcher les marches pour les droits civiques en Alabama, a réveillé la communauté mulâtre et une partie de la classe ouvrière noire, et a renforcé les préjugés que la classe mulâtre, en particulier, avait déjà sur ce que c’était que d’être une personne de couleur en Amérique. Cela n’a donc pas eu un bon impact. Je pense que nous avons surtout essayé de démontrer que l’Amérique était vraiment une terre d’opportunités et que ces choses qui se passaient dans le Sud n’étaient pas généralisées aux États-Unis.
KENNEDY : L’assassinat de Kennedy a-t-il eu un impact ?
MILAM : Oui. Kennedy était extrêmement populaire là-bas, comme partout ailleurs. Je n’oublierai jamais les jours qui ont suivi l’assassinat. C'était un vendredi. Je devais me rendre à la Barbade pour une mission de courrier. Toutes les trois semaines, nous organisions un service de courrier non professionnel, généralement à destination de la Barbade, où se trouvait un consulat général, un poste plus important. C’était généralement moi qui m’en chargeais, car ni le consul ni le responsable de l’USIS n’aimaient voyager. Cela me permettait de quitter cette petite île toutes les trois semaines. Je partais généralement le vendredi, je déposais mes documents classifiés au bureau du CG [consulat général, NdT] de la Barbade et je passais le week-end avec l’un des fonctionnaires consulaires, un certain Jim Hughes, avec qui j’étais devenu très ami. Ce vendredi-là, la nouvelle de l’assassinat de Kennedy est tombée. J’ai dit au consul : « Dois-je y aller ou dois-je rester ici ? » Il m'a dit : « Non, tu ferais mieux d’y aller ». J’ai donc pris l’avion pour la Barbade. Nous avons passé un week-end très triste. Je suis revenu le dimanche, et mon premier arrêt a été au consulat, dans le centre-ville de Fort-de-France, où j’ai mis la pochette confidentielle dans le coffre-fort. Les locaux du consulat étaient plutôt médiocres. Ils se trouvaient au troisième étage, au-dessus d’un grand magasin [les Galeries Lafayette, NdT]. Il n’y avait pas d’air conditionné. Il faisait une chaleur infernale une partie de l'année. Au rez-de-chaussée se trouvait le grand magasin et, de l’autre côté de la rue, le bâtiment de l’USIS. Chacun de ces bâtiments avait une sorte de grille qui s’abaissait la nuit pour que personne ne puisse y entrer par effraction. L’assassinat avait eu lieu le vendredi après-midi. Je suis revenu le dimanche après-midi, et ce fut l’une des scènes les plus émouvantes que j’aie jamais vues. Les grilles des deux bâtiments étaient littéralement couvertes de fleurs. Les gens étaient entrés et avaient accroché des fleurs partout. Lorsque nous avons ouvert le livre de condoléances, nous avons trouvé les signataires français et mulâtres habituels, mais ce qui m’a ému, c’était qu’un très grand nombre d’hommes étaient venus signer, tout droit sortis des champs de canne à sucre, portant un costume qu’ils avaient probablement hérité de leur père et de leur grand-père et qu’ils n’avaient pas porté depuis 30 ans, mais qu’ils avaient mis pour pouvoir venir au consulat et signer le livre. Cela a donc eu un impact considérable, comme cela a dû être le cas partout ailleurs.
KENNEDY : Vous avez indiqué avoir eu des problèmes avec l’un de vos chefs en particulier. Cela vous a-t-il gêné dans votre travail ou était-ce simplement désagréable ?
MILAM : C’était juste désagréable. Je sais qu’en tant que nouveau, j’ai commis des erreurs. Mais c’est le manque d'empathie, l’incapacité à essayer de donner des conseils, qui m’ont dérangé. Vous savez, lorsque j’ai quitté la Martinique, je dois vous avouer que j’ai envisagé de démissionner. J’ai pensé que si c’était ainsi que fonctionnait le service extérieur, je n’étais pas sûr de vouloir en faire partie. Je suis rentré chez moi. Mon père était déjà mort, alors. J’ai pris un congé chez moi à Sacramento. Je n’avais même pas d’affectation ultérieure. J’ai dit à ma mère : « Tu sais, je pense démissionner. Je crois que ce n’est pas le genre de travail qui me convient ». Dieu la bénisse, elle m’a dit : « Tu devrais peut-être essayer encore une fois ». C'est ce que j’ai fait, et le reste de ma carrière a été une expérience totalement différente. Je voudrais vous parler de la raison pour laquelle je n’ai pas eu d'affectation. Parmi les participants à mon cours A-100 [formation destinée aux nouveaux agents du service extérieur, NdT], il y avait un certain Ralph Gallagher. Après 40 ans, cela ne fait pas de mal de citer quelques noms. Ralph était un gars très intelligent, mais manifestement incapable d’apprendre d’autres langues que l’anglais. Au cours de la procédure d’affectation, Ralph a été nommé à Ouagadougou, le lieu qui faisait l’objet de l’humour de tout le monde à l’époque. C’était censé être le pire endroit où l’on pouvait être affecté. Ralph a donc commencé à apprendre le français avec nous. Mais il ne faisait aucun progrès, alors au bout de quatre semaines, on l’a fait recommencer. Puis, après quatre autres semaines, on l’a fait recommencer à nouveau. Puis encore et encore. Il n’est donc pas allé à Ouagadougou. Les autres sont partis vers leurs affectations respectives, et Ralph était toujours là à suivre les cours de français. À un moment donné, on a laissé tomber. On l’a affecté à la sécurité diplomatique, ce qu’on appelait à l’époque le SY. Ralph avait quelques talents, notamment celui d’être très habile avec les appareils mécaniques et électroniques. Je ne connais pas tous les faits, mais j’en connais quelques-uns. Vous vous rappelez qu’à l’époque, un certain Otto Otepka, membre du Congrès, insistait pour travailler au Département d’État. De toute évidence, le SY a mis un mouchard dans son téléphone. Ralph travaillait au SY, je pense que c’est lui qui a fait ça. Nous arrivons donc au printemps 1964, et je reçois un câble d’affectation me disant que je vais à Tunis en tant qu'agent consulaire. Je vais à Tunis. C’est super. Tunis a l’air charmant. J’en suis sûr. Puis, un mois ou deux plus tard, je reçois un câble d’affectation me disant : « Votre affectation à Tunis est annulée. Nous envoyons Ralph Gallagher là-bas ». Je pense que le Congrès avait découvert le mouchard. Il y a eu un tollé et, si j'ai bien compris, il fallait que Ralph quitte la ville. Ralph a donc été affecté au premier poste vacant qu’on a pu trouver. Il est allé à Tunis, même s’il ne parlait pas français.
KENNEDY : Pour mémoire, Otto Otepka était en quelque sorte la bête noire du Foreign Service. Il avait été l’homme de main de Scott McCloud, je crois, ou quelque chose de ce genre. Mais il sortait du Congrès en tant que collaborateur et avait examiné des dossiers, cherché des choses louches et tout le reste. On lui a finalement donné un bureau où il n’avait absolument rien à faire.
MILAM : Je suis sûr qu’il était là pour espionner le Département d’État, alors nous avons évidemment retourné la situation et l’avons espionné. Quoi qu’il en soit, j’ai perdu mon affectation à Tunis.
KENNEDY : Et donc, que s’est-il passé ?
MILAM : Eh bien, j’ai quitté la Martinique en novembre 1964. Le nouveau patron était là. Il était suffisamment rodé. Mon successeur, en fait, était arrivé. Je suis donc parti en congé chez moi. Je me suis arrêté à Washington sur le chemin du retour parce que la Martinique, San Juan, Baltimore, c’était la route à suivre de toute façon. Je suis resté une journée à Washington. Mon plus jeune frère était là-bas, à l’Université George Washington, et je voulais le voir. Je suis allé au Département d’État. Au service du personnel, j’ai demandé : « Qu’est-ce que vous avez ? » On m'a répondu : « Nous travaillons sur quelque chose en Afrique, mais nous ne savons pas encore ». Je suis donc rentré chez moi et j’y suis resté un mois ou trois semaines. Je devais suivre le cours d’études régionales africaines parce qu’on était presque sûr que j’irais en Afrique. On n’avait tout simplement pas d'affectation pour moi. Je ne me souviens plus quand je l’ai su, mais à un moment donné, soit juste avant de quitter la maison, soit après mon arrivée à Washington, j’ai appris que j’étais affecté au Libéria en tant qu’agent économique, ce qui était probablement une bien meilleure affectation que ne l’aurait été Tunis. Je n’ai rien contre le travail consulaire, mais il s’est avéré, comme vous le découvrirez au fur et à mesure, que ma carrière s’est orientée vers la fonction économique, et j’ai passé une vingtaine d'années à travailler dans ce domaine. J’adorais cela, c’était donc une bonne chose.
Présentation, traduction et choix des illustrations : Sébastien Perrot-Minnot (Société d’Histoire de la Martinique), mai 2025.
Remerciements à l’Association for Diplomatic Studies and Training (ADST).
Photo de couverture : Aspect de Fort-de-France en 1960. Archives Territoriales de Martinique.