Sueurs dans les champs, vents dans les voiles...

Publié le par Jean-Louis Donnadieu

Sueurs dans les champs, vents dans les voiles...

 

Sueurs dans les champs, vents dans les voiles,

effluves dans les verres : vive le rhum !

Jean-Louis Donnadieu © 2023

Jean-Louis Donnadieu © 2023

Il avait tout du mauvais garçon peu recommandable, vagabond, toujours à trainer avec ceux que la « bonne société » considérait comme la lie de la Terre : esclaves trimant dans les champs, marins étanchant leur soif dans des tavernes louches, pauvres hères employés à la journée…

          Naissance inconnue, parents inconnus : pauvre hère ! Dès le XVIe siècle, à Santo Domingo, le père Las Casas fait les gros yeux devant le jus de canne fermenté (pas encore distillé, semble-t-il). Première mention d’un alcool distillé en Martinique en 1640, sous le terme peu flatteur de « brûle-ventre ». A la Barbade, quelques années plus tard, il est traité de « rumbollion » (le « renversant »), de « tue-diable » (« kill-devil », d’où le terme francisé de « guildive »). Autrement dit un alcool bas de gamme, sous-produit de la fabrication du sucre, à partir de mélasses incristallisables, tout justes bonnes à être données aux bestiaux. Mais c’était sans compter sur l’inventivité et la débrouille des petites gens, qui ne pouvaient pas d’offrir des eaux-de-vie d’Europe hors de prix.

Tendance lourde

          Entre la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe se dessinent deux tendances. La dominante est la « traditionnelle » (terme d’aujourd’hui) pour parler de la distillation des « grappes », mélasses additionnées d’eau pour qu’elles puissent fermenter et donner un peu d’alcool. Les Anglais de la Barbade et de la Jamaïque vont progressivement y ajouter un peu de jus de canne frais pressé (vesou), enlever « têtes » et « queues » faibles en alcool et fortes en goûts indésirables. Motivations commerciales aidant (débouchés au Royaume-Uni et dans les colonies anglaises d’Amérique-du-Nord), le « rum » devient la référence à suivre. Les Français, bridés par un règlement protectionniste de Louis XIV qui interdit toute importation d’alcool de canne dans le royaume, n’ont pour marchés que les colonies françaises et, par contrebande, les colonies anglaises ou espagnoles. Longtemps la qualité va en pâtir, mais dans les années 1770-80 les rhums français peuvent faire aussi bien et sont prisés des colons anglais.

Lettres de noblesse

L’autre tendance, « l’agricole », à base uniquement de vesou fermenté, nait en catimini… dans l’océan Indien, à Bourbon, à l’orée du XVIIIe siècle (si, si !), bricolée par de petits blancs et leurs esclaves malgaches. Un principe devenu étalon de référence au XXe, notamment grâce à la Martinique (AOC en 1996).

          Quant au degré (la « force »)… Les Hollandais auraient imposé ce critère dès le XVIIe siècle : que la poudre à canon accidentellement mouillée d’alcool de canne puisse continuer à servir pour le feu de l’artillerie !

          Enfin, malgré tous les interdits, signalons que c’est à la cour de Versailles, sous Louis XV, qu’est inventé le baba au rhum, tandis que les puissants du royaume de France ont volontiers des bouteilles d’eau-de-vie de canne dans leur cave. Car aux Antilles, des distillateurs passionnés ont clairement fait « monter le produit en gamme ».

          Tout est donc sur les rails dès le XVIIIe siècle. Ce qui change aujourd’hui est d’abord une question d’échelle (distillation par colonnes, énormes fûts de stockage). Signalons aussi le succès grandissant des « arrangés »… qui existaient déjà au temps longtemps.

Résultat : le grossier personnage est devenu prince des élégances, invité à toutes les bonnes tables, ayant le bon goût de se marier autant avec le salé que le sucré. Et, sur le destin, ayant aussi un goût de revanche.

 

 L’avis de « l’œnologue » sur le rhum agricole

Sueurs dans les champs, vents dans les voiles...

         Qu’elle aille du cristal à l’acajou, sa robe est flatteuse, reflet du généreux soleil qui l’a créé, qu’il concentre et qu’il porte en lui. Cette robe est lumière, elle est révélation.

          Le nez, à ses débuts, est d’une attaque franche : odeur de flibuste, fumet de viande boucanée, amertume de l’esclavage d’antan entrainant, en réponse, l’audace du marronnage en contrepoint d’images de bougres partis d’Europe et devenus seigneurs en terre d’Amérique ou aux Mascareignes. Arrivent aussi des notes complexes mêlant kalenda et percussions, contes yékrik-yékrak, enracinement et métissages, dans un univers grandiose de pièces de cannes et d’habitations, de « cases-nègres » et de batteries de chaudières à sucre.

          En bouche, il y a d’abord comme un fracas de chaînes brisées, puis l’affranchissement et l’épanouissement de notes très complexes, sur fond de biguine, de zouk, de gwoka ou de maloya. Très grande longueur d’images de coupeurs et d’amarreuses, de cabrouets et de ti’bands qui cèdent progressivement la place à la mécanisation, à la vapeur, au vrombissement des coupes-cannes, tracteurs et camions, le tout dans un fondu-enchaîné passant de la mélasse au vesou fraichement pressé, de la distillation à repasse à l’alchimie du continu ; avec toujours cet amour de la besogne bien faite, avec la noblesse et la générosité des gens qui connaissent le prix du travail, de la liberté et de la solidarité, qui ont les pieds bien sur terre et la tête dans les étoiles… On sent toutefois qu’il a l’esprit toujours quelque peu frondeur, tout en portant des images de carnaval, de madras qui ne disent pas adieu, d’une nature luxuriante et d’une mer scintillante jamais loin ; on sent aussi qu’il reflète une cuisine inventive et colorée, qu’il trahit aussi des apports du Levant, des Indes et même de Chine, et qu’il invite à la découverte, à l’échange, au partage. Il tourne résolument le regard vers l’avenir, vers ce monde en devenir auquel il veut pleinement participer car, s’il a sa place au soleil, les horizons lointains ne lui font pas peur, brandissant fièrement l’étendard de son identité à la croisée des continents. Avec, en note finale résumant l’ensemble, celle d’un hymne créole à la vie.

 

Jean-Louis DONNADIEU
Docteur en histoire, enseignant en lycée, auteur de plusieurs livres, 
d'une cinquantaine d'articles de recherche sur l'empire colonial français.

Pour en savoir plus :

 

DONNADIEU (Jean-Louis), « Boisson de rustres, nectar d’esthètes : le long chemin du « brûle-ventre » au « rhum » (XVIe-XVIIIe siècles) », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe n°188, janvier-avril 2021, p. 77-131 ;

 https://www.erudit.org/fr/revues/bshg/2021-n188-bshg06074/1077692ar.pdf

 
WEGLARZ (Cyril), MARACARINI (Fredi), Les silencieux. Du r(h)um et des hommes, Gênes,Velier, 2019
 
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