Les roches à cupules de la Martinique

Publié le par Sébastien Perrot-Minnot

Localisation de sites archéologiques sur une carte de la Martinique. Fond de carte : d-maps.com

Localisation de sites archéologiques sur une carte de la Martinique. Fond de carte : d-maps.com

Les roches à cupules de la Martinique,

intrigants témoignages du passé amérindien

 

© 2023

Sébastien Perrot-Minnot,  archéologue, enseignant universitaire et auteur

Sébastien Perrot-Minnot, archéologue, enseignant universitaire et auteur

 

 

   Le patrimoine archéologique précolonial de la Martinique peut paraître discret : dépourvu d’architecture et de sculpture monumentales, il est principalement constitué de biens mobiliers en céramique, en pierre, en coquillage et en os. Cependant, les Amérindiens qui vivaient sur l’île ont laissé des témoignages dans le roc. Ces manifestations rupestres peuvent prendre la forme de pétroglyphes, comme ceux de Montravail (Sainte-Luce) et du Galion (La Trinité), ou de cavités diverses. Parmi ces dernières, les cupules ont des formes plus ou moins circulaires ou ovales, des dimensions de l’ordre de quelques centimètres ou dizaines de centimètres, et des parois incurvées et régulières.

  Les roches à cupules de la Martinique ont suscité la curiosité d’érudits dès la fin du XIXe siècle. C’est à cette époque que Villebrode Coridon, haut fonctionnaire, gouverneur par intérim de la Martinique en 1887 et 1889, et amateur d’antiquités précolombiennes, s’est lancé dans une recherche des cupules du sud de l’île, les interprétant comme des attributs des autels et pierres à sacrifices.

  Dans les années 1930, le chanoine Désiré Tostivint a consacré au sujet un petit livre au titre sensationnel : Essai d'interprétation des grandes énigmes de l'antique Madinina, ou l'extraordinaire science mystique, calendérique et cultuelle, des anciens astrologues de la Martinique, révélée par des documents gravés dans le roc des mornes et des rivages de la Martinique (publié en 1935 ou 1936). L’auteur voyait dans les ensembles de cupules des représentations de constellations, conçues il y a des milliers d’années, dans des visées astrologiques et rituelles… Ses théories, hautement fantaisistes, ont été très critiquées, mais son ouvrage a aussi contribué à renforcer l’intérêt des milieux scientifiques pour ces intrigantes antiquités, et à les alerter sur la vulnérabilité des vestiges.

  « Il y avait, il n'y a pas encore bien longtemps, écrivait l'abbé Tostivint, un autel des sacrifices sur le morne Dorn, à l'ouest de la ville [de Fort-de-France] ... Cet autel a été réduit en cailloutis et a servi à empierrer le chemin qui va de la route de Didier à celle de Case-Navire ».

  De fait, les pionniers de l’archéologie martiniquaise ont considéré les roches à cupules avec attention.

 Dans sa Préhistoire martiniquaise (1937), le père Jean-Baptiste Delawarde, auteur des premières fouilles archéologiques réalisées en Martinique, écrivait qu’il y avait, sur le territoire, « d’assez nombreuses pierres à cupules » ; il s’est notamment intéressé à celles de la « Roche à Bon Dieu », à Macouba, de la Pointe La Prairie et du quartier Frégate, au François. Dans la décennie suivante, Eugène Revert a examiné le « problème de cupules » dans sa thèse de doctorat, La Martinique. Étude géographique et humaine (soutenue en 1945 et publiée en 1949). Il y appelait à se méfier des « des jeux de la nature et de l'imagination », et rejetait ou mettait en doute le caractère artificiel de certaines cavités, tout en soulignant l’importance de l’étude des roches à cupules de Martinique pouvant revêtir un intérêt archéologique.

  Au fil du temps, ce patrimoine culturel s’est enrichi de nouveaux blocs, et en a perdu, au gré des expertises archéologiques et géologiques. La création d’un Service Régional de l’Archéologie (SRA) propre à la Martinique, en 1991, et la mise en place de la carte archéologique officielle de la Martinique, par le SRA, l’année suivante, ont donné lieu à des relevés et à un inventaire plus rigoureux des roches à cupules, et favorisé le développement des recherches à leur sujet.

   Certaines cupules, manifestement d’origine humaine, ont fait l’objet d’observations précises : celles de la « Roche à Bon Dieu » (Macouba), de l’îlet Thierry (Le François), de la Pointe La Prairie (Le François), de l’Anse Figuier (Rivière-Pilote), de Montravail (Sainte-Luce), de Grande Anse (Les Anses-d’Arlet), du Gros-Îlet (Les Trois-Îlets) et du Petit-Îlet (Rivière-Salée). Dans ce groupe, la Roche à Bon Dieu bénéficie d’une certaine notoriété. Il s’agit d’un gros bloc de 3,50 m de long et 2,20 m de large, dont la forme singulière évoque celle d’une table ; on y dénombre 13 cavités, soigneusement élaborées. Une légende populaire en fait une table où les Douze Apôtres auraient pris un repas. Il convient aussi de relever le caractère exceptionnel du site du Petit-Îlet, où l’on trouve une quarantaine de cavités circulaires et ovales réparties sur trois secteurs. En outre, de possibles cupules précolombiennes ont été signalées à Saint-Joseph, au Gros-Morne, au François, à Rivière-Pilote, à Sainte-Luce, aux Trois-Ilets et aux Anses d’Arlet. Sur le plan géographique, on constate que les roches à cupules sont majoritairement localisées sur le littoral (comme d’ailleurs, les sites amérindiens connus en Martinique).

La Roche à Bon Dieu (Macouba)

La Roche à Bon Dieu (Macouba)

  Malgré les recherches menées jusqu’à présent, il demeure difficile d’appréhender le contexte archéologique de ces marques rupestres. Certaines sont localisées à proximité de vestiges de villages amérindiens, rattachés aux phases saladoïdes (100 avant J.-C.-700 après J.-C.) et/ou post-saladoïdes. En ce qui concerne le site d’art rupestre de Montravail, qui devait avoir une fonction rituelle, il se trouvait à l’écart de l’habitat, mais on peut raisonnablement l’attribuer au Saladoïde Cedrosan Moyen/Récent (350-700 après J.-C.), sur la base de la céramique qui y a été mise au jour et de l’iconographie des pétroglyphes.

  Mais à quoi pouvait bien servir les cupules ? La question n’est pas simple… Les creux ont pu être utilisés comme récipients, mortiers ou polissoirs (lorsque les parois sont polies, ce qui n’est pas toujours le cas). Ces trois usages des cupules ont été mis en évidence sur des sites archéologiques de différentes régions des Amériques. Notons que dans le monde précolombien, y compris en Martinique, des objets en pierre portables comportent des cavités semblables à celles qui nous intéressent ici ; ils ont parfois été interprétés comme des mortiers.  

  Du reste, on peut se demander si les cupules remplissaient toujours une fonction utilitaire. Cela paraît exclu pour les dizaines d’éléments du Petit-Îlet, concentrés sur un terrain très réduit, où il n’y avait manifestement pas de village. A Montravail, les cavités ont été creusées sur un site de pétroglyphes, où le mobilier amérindien est rare (les cupules sont associées à de l’art rupestre sur de nombreux autres gisements archéologiques, dans les Antilles et sur le continent américain). Et que dire de l’étonnant aménagement de la Roche à Bon Dieu ?

Cupules du Petit-Îlet.

Cupules du Petit-Îlet.

  La localisation de la quasi-totalité des cupules de Martinique à proximité de l’eau (douce ou de mer) est évidemment à prendre en compte dans leur interprétation. Elle peut être due à des raisons pratiques mais aussi à des conceptions symboliques voire à l’accomplissement de rituels aquatiques. Il est intéressant de noter qu’en Amérique du Nord, des rituels amérindiens voués à la fertilité de la femme et à la pluie étaient effectués avec des cupules et de l’eau.

  Les roches à cupules de Martinique offrent des perspectives de recherche nombreuses et fascinantes. Il serait pertinent de conduire des prospections visant à découvrir ou à réexaminer des sites présentant ce genre de vestiges, de vérifier la valeur archéologique de certaines cavités avec le concours de géologues, d’étudier les possibles traces et résidus liés à l’utilisation des cupules, de creuser des sondages au pied des roches concernées, et de mener des analyses spatiales.

Cupule de l’îlet Thierry.

Cupule de l’îlet Thierry.

  Par ailleurs, il conviendrait de mettre en œuvre des actions de valorisation de ce patrimoine rupestre à des fins éducatives, culturelles et touristiques, tout en assurant sa protection. Comme le disait Freud, le célèbre psychanalyste passionné d’archéologie, « les pierres parlent » … et en Martinique, elles ont bien des choses à nous dire sur les anciens Amérindiens.

 

Pour en savoir plus :

Sébastien Perrot-Minnot : « Les roches à cupules de la Martinique », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, n° 173, janvier-avril 2016 : pp. 17-36.

 

Note : D’après l’article L531-14 du Code du Patrimoine, la découverte fortuite de vestiges archéologiques doit fait l’objet d’une « déclaration immédiate au maire de la commune, qui doit la transmettre sans délai au préfet ».

Crédit photos : S. Perrot-Minnot

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