Les libres de couleur, noirs et métis, propriétaires d'esclaves

Publié le par Jean-Louis Donnadieu

Les libres de couleur, noirs et métis, propriétaires d'esclaves

       Quitte à surprendre certains, des affranchis et leurs descendants (qu’on appelait « libres de couleur » avant l’abolition de l’esclavage) ont pu être à leur tour propriétaires d'esclaves. Parmi les témoignages du passé existent par exemple des annonces de marronnage d’esclaves fuyant leurs maîtres noirs ou mulâtres. L'article qui suit, de Jean-Louis Donnadieu, traite du cas de Saint-Domingue pour les années 1766-1791, années pour lesquelles nous sommes relativement documentés. Cet article est paru dans la dernière livraison (n°196, septembre-décembre 2023) du Bulletin de la Société d'Histoire de la Guadeloupe (SHG). Un grand merci à la SHG de nous permettre d'ores et déjà cette mise en ligne.

 

Esclaves marrons de propriétaires libres de couleur : regard croisé sur deux groupes méconnus (Saint-Domingue, 1766-1791)

Par Jean-Louis DONNADIEU © 2023[1]

 

          Lorsque l’on aborde la question de l’esclavage dans les colonies françaises en classe de lycée en France métropolitaine, comme c’est mon cas, il arrive immanquablement que des élèves soient surpris, voire choqués, quand ils découvrent que d’anciens esclaves – tel Jean-Baptiste Belley, présenté dans les manuels scolaires comme le premier député noir à la Convention, donc l’exemple même de l’émancipation et de l’ascension sociale – aient pu à leur tour posséder des esclaves, et même en marquer au fer à leur nom[2]. La chose est pourtant bien réelle, et les exemples nombreux, qui obligent à sortir de l’angélisme ou du parti-pris, pour regarder l’humanité telle qu’elle est, complexe. Qu’on se rappelle que Toussaint Louverture lui-même, quand il n’était encore que le « nègre libre » Toussaint Bréda, a eu au moins deux esclaves : un homme nommé Jean-Baptiste – qu’il a affranchi –, et une femme, Pélagie[3] ; par ailleurs, Toussaint Bréda a loué durant deux ans à son gendre Philippe Jasmin Désir une caféière où travaillaient treize esclaves (comment les a-t-il traités ?). Plus largement, on connait la déclaration du mulâtre – originaire d’Aquin, au sud de Saint-Domingue – Julien Raimond, grand militant de l’égalité entre « libres de couleur »[4] et blancs : « Sans exagérer, je puis affirmer qu’ils ont en leur possession au moins le tiers des terres et le quart des esclaves » (13 mai 1791, paroles rapportées par le Moniteur universel du 16 mai 1791)[5].

Au-delà de l’emphase propre à l’élan révolutionnaire et destinée à illustrer l’engagement des libres de couleur en faveur d’un mouvement politique qui reconnaitrait leur importance, et même si on peut émettre des doutes quant à l’exactitude des proportions données par Raimond[6], il n’y a en revanche aucun doute à avoir quant au fait que des libres de couleur aient possédé des esclaves. Au sein de cette société coloniale, par essence inégalitaire et esclavagiste, être maître de terres et/ou de personnel servile apparait comme gage de réussite sociale, de considération et de respectabilité. C’est d’ailleurs à ce titre qu’on peut interpréter la revendication d’égalité que les libres de couleur réclament depuis des années, face à des blancs qui sentent monter leur concurrence économique, sociale et politique, et tentent d’y faire barrage à grand renfort de mesures discriminatoires, voire d’actions violentes, pour maintenir ces libres de couleur comme « classe intermédiaire » entre blancs et esclaves.

          La possession d’esclaves par des libres de couleur n’est donc en rien une découverte pour les historiens ; mais les études sur les libres de couleur ont d’abord mis l’accent sur leur ascension économique et sociale, leur rôle économique, leur influence ou leurs revendications politiques, sans trop s’attarder sur leurs esclaves en tant que tels – ou se sont focalisées sur quelques individualités[7]. Pourtant, on peut davantage creuser le sujet, pour peu qu’on se penche par exemple sur les cas d’esclaves qui prennent la fuite (marronnage), dont l’étude nous permet d’en apprendre plus non seulement sur les fugitifs en question mais aussi sur leurs maîtres. C’est ce que propose cet article, en examinant d’abord les sources disponibles, puis le phénomène du marronnage dans sa chronologie, sa géographie et ses composantes humaines, avant de s’interroger sur ce monde de propriétaires.

Le Masurier, Joseph Savart, Agostino Brunias et des artistes anonymes ont peint des scènes caribéennes au XVIIIe siècle
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La presse coloniale comme source essentielle

          Dans un précédent article consacré au marronnage d’esclaves « étrangers »[8], je présentais un examen détaillé de la source première permettant d’étudier ce phénomène du marronnage, à savoir le périodique Les Affiches Américaines (disponible en quasi-intégralité entre 1766 et 1790)[9] complété par la Gazette de Saint-Domingue[10] pour l’année 1791. Je me contenterais donc ici d’en rappeler l’essentiel, à savoir qu’en l’absence de documents comptables ou de courriers, ce sont les annonces parues dans la presse qui peuvent nous renseigner tant bien que mal. Ces annonces sont de plusieurs types : les avis de recherche (à l’initiative des maîtres ; ce sont des annonces payantes) ; les annonces de capture (« esclaves entrés à la geôle ») et leur prolongement, à savoir la revente des esclaves non récupérés par leurs maîtres comme « épaves »[11] ; enfin, dans les « avis divers » ou les « effets perdus » peuvent parfois se glisser des signalements de marronnage. Pour avoir une vision la plus large possible de la question, il est donc nécessaire de passer en revue ces quatre points complémentaires, en ayant par ailleurs à l’esprit que la presse coloniale n’est pas exhaustive quant au recensement des cas, et ce pour plusieurs raisons. La première tient à l’éloignement de nombre d’habitations des bureaux de rédaction des Affiches Américaines (situés au Port-au-Prince et au Cap) – donc une relative impossibilité (sauf courrier), compensée peut-être pour certains maîtres par une poursuite personnelle sus à l’esclave fugitif ; on peut aussi éventuellement penser que le coût des annonces ait pu jouer en défaveur de certains maîtres. Dans un autre ordre d’idées, des propriétaires ont pu attendre la publication d’une annonce de capture par la maréchaussée pour réagir, avec le risque accentué du « pas vu, pas pris » concernant l’esclave en fuite car certains esclaves marrons non signalés ont pu passer entre les mailles du filet. Par ailleurs, la presse reste peu bavarde quant aux cas de marronnage-grève ou autres frondes de groupes et n’est guère loquace non plus à propos des bandes de marrons pouvant écumer certains lieux[12].

À ce constat général, il convient d’ajouter d’autres observations propres aux propriétaires libres de couleur, et tout d’abord leur simple repérage lors de la lecture de la gazette coloniale. Certes, la discrimination ambiante est généralement en vigueur : on trouve très largement l’expression « le nommé » (ou « la nommée ») suivie du simple nom, ou le nom suivi de « nègre »/« négresse » (ou « mulâtre »/« mulâtresse », « quarteron »/« quarteronne », « grif »/« grive ») tous qualifiés de « libre », ou encore les abréviations correspondantes (NL, ML, QL ou CL – pour la graphie « carteron » –, GL) ; Mais il arrive parfois que « sieur », « la veuve », « mademoiselle », « Mde » (pour madame) et même « M. » (pour monsieur) soient utilisés pour des libres de couleur[13], si bien que, parfois, seule la connaissance nominative des cas particuliers permet de savoir de qui on parle. Ce qui n’a rien d’évident, quand on se retrouve face à un « sieur Pierre » (ou André, Antoine, Baptiste, etc.) dont le marron capturé déclare être l’esclave : blanc ou libre de couleur ? En l’absence d’autre précision, j’ai préféré ne pas retenir les cas douteux ; quelques propriétaires libres de couleur m’ont donc probablement échappé de cette manière.

          Ce n’est pas tout : l’attitude des marrons capturés peut aussi conduire à des manques. Tout d’abord du fait que certains d’entre eux, fraichement débarqués, ne comprennent pas les questions qu’on leur pose ; d’autres, plus anciens dans la colonie, les comprennent mais refusent obstinément de dire quoi que ce soit (ni leur nom, ni celui de leur maître, ni leur lieu de provenance), signe manifeste de refus d’être réduits en esclavage ; dans le corpus finalement retenu, il y a aussi cinq cas de capturés qui concèdent tout juste qu’ils sont esclaves d’un nègre libre ou d’une mulâtresse libre, sans en dire davantage ; au moins ces cinq-là sont repérés, mais pour combien qui échappent au recensement[14] ? À cela on peut ajouter quelques marrons qui n’hésitent pas à inventer ou changer les nom et qualité de leur propriétaire pour brouiller les pistes[15] ; quelle version croire ? Cela étant, la très grande majorité des marrons remis à la geôle donnent un nom de maître lors de leur interrogatoire (dont on ne sait comment il a été mené) et on peut les croire de bonne foi ; de toute façon, en l’absence d’autres sources, le chercheur est bien obligé de faire avec les éléments qu’il a.

          Autre remarque : les avis de recherche émanant des maîtres représentent la documentation la plus riche et la plus détaillée concernant les esclaves en fuite ; les annonces de captures ou d’épaves sont bien souvent très peu loquaces, parfois difficiles à décrypter[16], si bien que la marge d’incertitude reste grande pour certains critères (de provenance, d’âge, d’aspect physique, de caractéristiques du maître…), d’autant plus qu’il n’y a aucun modèle standard de signalement. Mais, malgré tout, les annonces de captures viennent nuancer, voire même infléchir les observations que nous pouvons faire à partir des seuls avis de recherche, en élargissant le nombre de cas à étudier.

          Enfin, une dernière remarque quant aux sources disponibles : il ne reste que quelques numéros épars des Affiches Américaines pour l’année 1791, heureusement compensés en partie par une nouvelle publication, la Gazette de Saint-Domingue, lancée par l’ancien imprimeur des Affiches (Charles Mozard). La compensation reste partielle car la partie du Nord est alors moins couverte, et surtout la révolte des esclaves d’août 1791 brouille la vision (si bien que je n’ai pas retenu le critère géographique pour cette année-là).

          Au bout du compte, je suis arrivé à relever a minima 2464 cas différents, à savoir 749 femmes (30,4% de l’ensemble) et 1715 hommes (69,6%), n’ayant pointé les récidivistes de l’évasion que lors de leur premier signalement. On n’a donc fatalement qu’une partie du vivier potentiel, mais suffisamment important tout de même pour, à défaut d’être complet, espérer qu’il soit suffisamment représentatif pour ne pas laisser trop de zones d’ombres ; et si on n’arrive pas à des certitudes absolues, on peut au moins faire ressortir des tendances, des indications, voire des pistes pour des recherches ultérieures. Pour le dire autrement, l’écume de la vague nous donne quand même des renseignements permettant d’avoir quelque idée du courant de fond, tant sur les esclaves… que sur leurs maîtres.

 

Marronnage quand ?

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Graphique 1 : Chronologie globale des départs des esclaves de maîtres libres de couleur à Saint-Domingue (1766-1791)

On le voit, ce phénomène de marronnage est installé dès le départ ; il aurait d’ailleurs été surprenant qu’il en soit différemment. On a des variations annuelles parfois fortes, la tendance de fond étant cependant à l’augmentation des cas recensés. Expliquer ces variations n’est pas chose aisée car plusieurs facteurs peuvent entrer en ligne de compte, comme (liste non exhaustive) la réorganisation des milices en 1769 (avec un certain effet dissuasif et/ou une plus grande efficacité sur le terrain pour la capture de fugitifs ?), les perturbations diverses (dont l’importation fluctuante de denrées alimentaires) dues à la guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique (1776-1783) et qui ont pu inciter certains esclaves poussés par la faim à aller voir ailleurs, un accès et/ou un usage de la presse qui entre plus ou moins progressivement dans les mœurs des propriétaires – ce qui peut aboutir au long cours à davantage de signalements de cas –, sans oublier la simple augmentation démographique – et donc de la population susceptible de marronner… Sur l’ensemble de la période, on a une multiplication par 3,4 du nombre annuel de départs en valeurs absolues, sans atteindre de plafond extraordinaire, toutefois : 170 cas différents de départs en 1788, année la plus chargée.

          Rappelons que, pour la lisibilité de ce phénomène de marronnage, n’a été retenue ici que la première manifestation recensée pour chaque cas, sans rajouter les récidives (au recensement des plus aléatoires, ce qui n’aurait fait que troubler la lecture). On voit par ailleurs une différence nette entre le nombre d’avis de recherche (émanant des maîtres) – qui représente le quart de l’ensemble – et le nombre bien plus important de captures (par la maréchaussée essentiellement) et leur éventuel prolongement en revente d’épaves, qui forment les trois-quarts du corpus – et ce sur l’ensemble de la période. Manifestement, ce rapport (¼, ¾) montre qu’un obstacle structurel semble demeurer, qui a pour conséquence que nombre de maîtres ne déclarent pas la disparition de leur(s) esclave(s) fugitif(s)[17].

          On peut affiner l’approche en regardant de quelle façon ces cas de marronnage sont recensés, selon la situation géographique et en proportion du nombre total de cas répertoriés par partie administrative de la colonie.

 

Circonstances d’enregistrement du marronnage

 

 

Nord

 

Ouest

 

Sud

Avis de recherche

29,54%

24,81%

21,45%

 

Capture / épave

70,46%

 

75,18%

78,54%

 

          On s’aperçoit que les libres de couleur dans le Nord utilisent davantage le canal des Affiches Américaines qu’ailleurs, et sont moins enclins à le faire dans le Sud, l’Ouest étant en position intermédiaire. L’écart (8%) n’est pas négligeable, sans être pour autant gigantesque. Cela étant, si l’accès et la pratique de la presse coloniale sont des questions importantes, ces deux facteurs n’expliquent tout de même pas à eux seuls le grand décalage entre avis de recherche et annonces de capture/épaves.

          Qu’en est-il de la variation relative de ce marronnage spécifique d’esclaves de libres de couleur, à savoir l’évolution du nombre annuel de départs divisé par le nombre total d’esclaves présents à ce moment-là ? On arrive – selon les éléments statistiques dont on dispose – à un facteur multiplicatif de l’ordre de 1,5 à 1,6 entre la moyenne des quatre premières années (1766-69) et celle des quatre dernières complètes (1787-90)[18]. Autrement dit, si on a une tendance à l’augmentation des cas de marronnage par rapport au nombre total d’esclaves, il s’agit d’une augmentation modérée et non pas d’une ruée en masse vers la liberté[19].

          Cela étant, il ne faut pas perdre de vue que le taux de marronnage de cette population reste faible, toujours au regard du nombre total d’esclaves. Si on veut, par effet de « zoom avant », admettre – arbitrairement – que les libres de couleur possèdent un dixième de l’ensemble de la population servile à la veille de la Révolution, soit 43 000 personnes, le taux de marronnage annuel moyen n’en est pas moins toujours bas ; pour attendre 1%, il faudrait environ 430 départs différents l’an, nombre difficilement atteignable à moins de très fortes lacunes documentaires (mais on ne peut que spéculer sur ce point). Et si on reprend l’argument de Julien Raimond quant à a propriété des libres de couleur selon lui (un quart de tous les esclaves), on aurait un rapport numérique encore plus bas.

On est d’autant plus loin du compte que, pour marronner, l’esclave doit réunir des conditions particulières de vigueur physique et de validité, de peu d’attaches (combien de mères n’ont pu partir du fait de la présence de petits enfants ?), de circonstances favorables (opportunité, réseau, caches…), ainsi que de volonté d’affronter dangers et risques encourus[20]. Une accumulation de conditions rarement réunies ; de fait, il n’est donc pas surprenant que la très grande majorité des esclaves ne marronnent pas… ce qui ne veut pas dire qu’ils ne résistent pas à la servitude, loin de là[21].

 

Les femmes aussi !

          Une fois posées ces considérations générales, on peut remarquer que le profil des marrons esclaves de libres de couleur n’est pas sans originalité. À commencer par un insolite rapport hommes/femmes.

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Graphique 2 : proportion hommes/femmes parmi les esclaves marrons de libres de couleur

          Les femmes sont présentes en nombre important, bien que fluctuant – en particulier durant les 15 premières années de la période considérée –, au point même d’être majoritaires en 1777, pour une raison difficile à repérer. Les dix années suivantes le rapport numérique se stabilise de façon remarquable autour du rapport 3 femmes pour 7 hommes, ce qui constitue d’ailleurs la moyenne générale durant le quart de siècle étudié… et pose interrogation ; alors que jusqu’à présent les études générales sur le marronnage à Saint-Domingue constatent une proportion de femmes autour de la dizaine de %[22], pourquoi dans ce cas précis atteint-on 30% (30,4 plus précisément) ? C’est d’autant plus à relever qu’on a, pour l’ensemble des esclaves de la colonie, le rapport 44,5% de femmes face à 55,5% d’hommes à la veille de la Révolution[23].

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Graphique 3 : répartition de la propriété des esclaves marrons chez les libres de couleur (selon le sexe des propriétaires)

          Premier élément de réponse, en se demandant à qui appartiennent ces esclaves en fuite. En vue d’ensemble, 31% des marrons sont propriété de femmes libres de couleur (et donc les 69% restant appartiennent à des hommes libres). Quand on veut regarder plus avant qui possède qui, on voit que les femmes libres de couleur ont, pour deux tiers, des femmes esclaves (plus facilement contrôlables par leurs maîtresses ? Ou accomplissant des tâches considérées comme plus en adéquation avec l’activité de leurs maîtresses ?), et pour un tiers des hommes. Les propriétaires masculins suivent un ordre presque inversé : quasiment trois-quarts (74%) d’hommes esclaves pour un bon quart (26%) de femmes.

          Cela étant, quand on veut se focaliser sur les seuls avis de recherche (624 cas, un quart du corpus total), publiés à l’initiative des maîtres rappelons-le, la féminisation s’accentue, tant pour la proportion de marronnes (38%) que de maîtresses (47%, donc proche de la parité de propriété d’avec les hommes). D’où plusieurs remarques : d’une part, l’étude des seuls avis de recherche peut avoir un effet de miroir déformant – dont il faut se méfier – mais aussi, d’autre part, questionner quant à l’uniformité de la « couverture de presse » parallèlement à l’élargissement progressif du lectorat[24]. En l’occurrence, étant donné une plus proche proximité en ville d’avec un bureau des Affiches Américaines (au Cap et au Port-au-Prince) et des bureaux de poste plus accessibles aussi, on aurait des femmes propriétaires plus enclines à vouloir récupérer leurs esclaves marrons (pour raison économique, étant donné par exemple le rôle des femmes dans le commerce de détail ? Ou encore de fonctionnement du foyer – besoin de domestiques ? Sans oublier le prestige social ?). N’y aurait-il pas là comme des indices pour suggérer dans le corpus une présence d’esclaves urbains plus forte qu’elle n’est en réalité ? On sait qu’à la fin des années 1760, en examinant le processus d’application de la taxe de capitation, on compte de l’ordre de 5% d’esclaves œuvrant en villes et bourgs ruraux. Même en faisant l’hypothèse – qui reste à démontrer – d’un doublement de la proportion de population urbaine esclave vingt ans après (10% de l’ensemble des serviles), il n’est pas possible que l’échantillon dont nous disposons soit le simple reflet de cette seule et hypothétique croissance. L’explication est davantage à chercher dans une surreprésentation du monde urbain.

          Les observations relatives aux cas de capture (1840 en tout) et aux seuls avis de recherche (624 en tout) révèlent aussi une part d’inattendu.

 

Esclaves

 

(total 2464)

Nombre théorique de captures

(sur 1840)

 

Nombre réel de captures

écart

Nombre théorique d’avis de recherche (sur 624)

 

Nombre réel d’avis de recherche

écart

 

Femmes

 

750

 

 

(30,4%)

 

 

 

559

 

(30,4% de 1840)

 

512

 

- 47

 

(soit - 2,5% de l’ensemble)

 

 

190

 

(30,4% de 624)

 

238

 

+ 48

 

(soit 7,7% de l’ensemble)

 

 

Hommes

1715

 

(69,6%)

 

 

 

1280

 

(69,6% de 1840)

 

1328

 

+ 48

 

(soit + 2,5% de l’ensemble)

 

 

434

 

(69,6% de 624)

 

 

386

 

- 48

 

(soit 7,7% de l’ensemble)

 

 

          Les femmes en marronnage ne sont donc ni plus vulnérables ni moins aptes à la vie clandestine que les hommes ; on voit même dans notre corpus que les hommes esclaves se font un peu plus capturer que les femmes, pour des raisons qui restent à creuser, au-delà des présupposés faciles sur les uns ou sur les autres (hommes plus rapides, femmes plus agiles ou plus astucieuses… ?). Par ailleurs, l’écart se creuse encore plus quand on déduit des avis de recherche que les femmes esclaves sont davantage réclamées que les hommes par les propriétaires (cette observation, déjà faite d’une autre manière, se voit confirmée).

 

Un éclairage indirect de par la presse

          On peut aussi, parallèlement, s’interroger sur l’usage de la presse coloniale par les libres de couleur, en y introduisant le critère géographique. En ce qui concerne les avis de recherche, on a alors le panorama suivant.

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Graphique 4 : nombre d’avis de recherche d’esclaves de libres de couleur, selon le découpage géographique administratif (Nord, Ouest, Sud) (1766-1790)

On retrouve un usage tendanciellement plus important au fur et à mesure que le temps passe (et que le nombre de libres de couleur augmente, dont certains sachant lire et écrire), mais avec des irrégularités. L’augmentation du nombre d’avis de recherche devient sensible vers la fin puis après la guerre d’indépendance des États-Unis (dans un contexte d’arrivées massives de nouveaux esclaves[25] ou, parfois, d’insécurité alimentaire due aux aléas : sècheresse, ouragan, difficultés d’approvisionnement…[26] qui poussent aussi certains esclaves à marronner). Le Sud est nettement en décalage par rapport aux deux autres parties de la colonie.

          Parallèlement, on peut aussi avoir une idée un peu plus fine de la mobilisation de la maréchaussée pour les captures (et la revente des marrons non réclamés comme « épaves »), selon la géographie.

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Graphique 5 : nombres de captures d’esclaves marrons selon les différentes parties administratives de Saint-Domingue (1766-1790)

          On a ici l’illustration de l’aléatoire, mélange du degré de mobilisation des patrouilles de maréchaussée et de circonstances favorables à la capture d’esclaves marrons. Sans surprise, on y retrouve la même tendance à l’augmentation du nombre sur le long terme et des variations non négligeables selon les années, en raison d’un contexte qui ne cesse d’évoluer. On a là-encore un net distinguo à faire entre Nord et Ouest d’une part, et Sud d’autre part ; or, il n’y a pas de raison de penser que la maréchaussée dans le Sud ait été à ce point inefficace pour expliquer à elle seule la différence que l’on constate entre nombre de captures effectuées au Sud par rapport à celles dans le Nord ou l’Ouest. La réponse est ailleurs : accessibilité de la presse moins facile (donc moins d’informations ?) et/ou une intensité de marronnage intrinsèquement plus faible au Sud qu’à l’Ouest et au Nord, ce qui pose question, comme on le reverra plus loin.

 

Quel profil par origines ?

          Quid des « nations » de ces esclaves marrons ? Les annonces parues ne sont pas toutes bavardes (9% restent silencieuses) mais, globalement, on peut avoir une assez bonne idée de l’ensemble.

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Graphique 6 : principales nations d’esclaves marrons de maîtres libres de couleur

          On a affaire à un corpus très hétérogène, dont le graphique présente une vue simplifiée de façon à pouvoir être lisible, car la catégorie « divers » rassemble beaucoup de petits contingents (ayas, couelas, mocos, sosos, cotocolis, dagouams, caramantis, foedas, gambals, mayoumbés, mazingas, malés…) qui, regroupés, finissent par former une part importante de l’ensemble. À l’autre extrémité, le groupe « congo » semble dominer, mais il faut se méfier de cette dénomination dans la mesure où, ces années-là, elle finit par prendre la signification générique d’Africain[27] ; par voie de conséquence, les esclaves vraiment originaires du bassin du Congo sont en proportion moindre que celle annoncée, sans qu’on puisse clairement dire quels autres groupes ont un effectif numérique plus important. Le groupe créole, sans surprise, affiche une forte présence, de l’ordre du quart des marrons étudiés ici.

          On rencontre aussi quelques esclaves issus d’autres colonies européennes (24 « anglais » ou « américains », 8 « hollandais » ou « de Curaçao », 3 « portugais » et 1 « espagnol »), illustration discrète mais néanmoins bien réelle d’échanges d’esclaves entre Saint-Domingue et des territoires d’autres sphères coloniales, groupe auquel on peut aussi agréger 12 « martiniquais » et 1 « guadeloupéen ». On relève aussi trace d’une présence qui s’affirme franchement dans les années 1780, à savoir celle d’esclaves issus de l’océan Indien, essentiellement qualifiés de « mozambiques » (qui représentent en moyenne 10% des arrivées de captifs à cette époque), reflet de la demande insatiable de la grande colonie en main d’œuvre servile dans les années précédant la Révolution.

          De cet ensemble aussi hétérogène on peut déduire deux remarques : d’une part, on ne peut pas parler de préférence flagrante des propriétaires pour telle ou telle « nation » d’esclaves, même si on sait que certains groupes étaient précédés de réputations plus ou moins flatteuses et par ailleurs discutables ; cette composition en « manteau d’Arlequin » ne serait-elle pas d’abord une résultante de l’approvisionnement du marché, tant d’importation que celui interne à la colonie ? D’autre part, il est bien difficile de parler ici de groupe leader en matière de marronnage, en raison même de cette composition fort diverse et aussi du caractère propre au marronnage considéré (très largement individuel, parfois – 4% des cas recensés – en petits groupes de 2 à 5 personnes).

 

Les âges, et ce qu’ils révèlent

          L’étude de l’âge de ces marrons est riche d’enseignements. Les annonces sont loin d’être complètes en la matière (43% de cas non renseignés) mais, cela étant, il n’y a pas de raison de penser que ces silences induisent un biais important par rapport à la tendance observée quand l’âge est inscrit, ou plutôt estimé, avec une inévitable marge de fluctuation possible[28]. Ces points étant formulés, le dépouillement des annonces donne le profil suivant :

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Graphique 7 : âges des esclaves marrons de maîtres libres de couleur

          L’essentiel de notre corpus se retrouve entre 15 et 34 ans, ce qui n’est pas pour surprendre étant donné que la colonie recherche d’abord des bras vigoureux pour ses productions et que la jeunesse est un atout majeur quand il s’agit de s’enfuir. On trouve cependant un groupe non négligeable d’enfants ou pré-adolescents (126 cas, au moins, entre 10 et 14 ans) osant tenter seuls l’aventure et qui finissent capturés par la maréchaussée.

          De fait, on marronne à tous les âges, même in utero pourrait-on dire quand on observe cinq cas de femmes enceintes parties marronnes, parfois à un stade avancé comme la créole Geneviève – qui en est à son sixième mois (22 juillet 1786) – ; on relève par ailleurs neuf autres cas de jeunes mères entrainant leur progéniture dans leur cavale, telles la « hollandaise » Marie qui disparait avec sa fille de 7 ans Anne (24 février 1770), la congo Désirée emmenant sa fille Modeste (16 mois) (22 mai 1773), la couela Nanette et sa fille de 4 ans (20 novembre 1773) ou encore cette esclave créole restée inconnue et allaitant son nourrisson (7 novembre 1780), sans oublier le défi physique face à l’adversité relevé par Zabet, nago, « ayant deux enfants à la mamelle et des empêtres [entraves] aux pieds », qui finit à la geôle du Port-au-Prince (31 août 1774). On connait aussi le cas (rare) d’un couple et de leurs deux jeunes fils partis ensemble, avant d’être finalement capturés[29]. On relève aussi sept cas de garçonnets âgés de 8 ou 9 ans, attrapés par la maréchaussée alors qu’ils sont seuls, et le cas singulier de la petite Marie, 2 ans à peine, mise à la geôle du Cap (9 mai 1778) ; il est des situations où on peut penser à des enlèvements d’enfants…

À l’autre bout du panel, on trouve au moins 18 cas de marrons ayant atteint voire dépassé la soixantaine ; la doyenne – Catin, congo – aurait 80 ans selon ses geôliers (20 octobre 1778). La vie en marronnage est éprouvante, encore plus pour de vieilles personnes ; c’est « maigre » et « exténuée » que Minerve, fon, peut-être âgée de 70 ans, est mise à la geôle du Cap (7 juillet 1787). On peut aussi relever les itinéraires singuliers de la nago Perrine, mise à la geôle du Port-de-Paix à l’âge estimé de 70 ans (15 mai 1773) avant d’être revendue aux enchères comme « épave » (28 juillet 1773), ou du caplaou Pierrot, lui aussi « épave » au Petit-Goâve à l’âge possible de 72 ans (17 octobre 1789).

Par ailleurs, quelles différences d’âge peut-on observer dans ce corpus, selon que les esclaves marrons soient hommes ou femmes ? Graphiques et calculs nous offrent une approche pour le moins nuancée.

Les libres de couleur, noirs et métis, propriétaires d'esclaves

Graphique 8 : nombre de départs par tranches d’âges, suivant le sexe, en pourcentages

          Globalement, le rapport 3 femmes pour 7 hommes se retrouve, avec des variations toutefois dans les tranches les plus âgées (ici numériquement faibles), pour lesquelles on ne peut émettre que des hypothèses générales, sur les contraintes possibles imposées par les activités et/ou les personnes à charge (enfants ou vieux parents) qui pourraient davantage retenir certaines femmes sur leur lieu de servitude, notamment entre 35 et 55 ans.

          Cela étant, selon que l’esclave soit un homme ou une femme, y aurait-il des moments dans sa vie plus favorables que d’autres pour le marronnage ?

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Graphique 9 : proportions de départs de marrons de libres de couleur, par tranches d’âges et selon le sexe

          Il en ressort de faibles variations (inférieures à 3% en chiffres relatifs) : on a un profil à peine plus masculin de l’enfance jusqu’à la vingtaine d’années, un peu plus féminin quand on approche de la trentaine puis qu’on avance en âge, ces variations restant par ailleurs à relativiser quand on se rappelle que les âges sont attribués au jugé par les maîtres ou les geôliers. Si bien qu’en définitive, on constate une quasi-similitude, illustration du fait que l’aspiration à la liberté est également partagée. Pour le dire autrement, les femmes esclaves sont donc tout autant enclines à marronner que les hommes. Encore faut-il que les conditions le permettent, ce qui est plus rarement le cas : les pesanteurs sociales, la division inégale des tâches, la charge d’enfants… sont autant d’obstacles qui, pour les femmes, entravent sérieusement cet élan. Bref, les hommes bénéficient davantage d’opportunités ou de facilités pour partir en clandestinité, à quoi s’ajoute un potentiel démographique (55,5% d’hommes, 44,5% de femmes esclaves, à l’échelle de la colonie, rappelons-le) susceptible d’accentuer encore la proportion d’hommes marrons dans les relevés. Il n’est donc pas surprenant – et ce que le propriétaire soit blanc ou libre de couleur – qu’on trouve davantage d’hommes que de femmes s’étant évadés de leur lieu de servitude, alors que l’intention est également partagée[30]. Que peut-on dire alors du poids de la frustration de ces femmes qui ne peuvent envisager le marronnage qu’en rêve ?

 

D’où sortent ces esclaves marrons ?

          Quelle est l’origine géographique des départs en marronnage des esclaves de libres de couleur, pour autant qu’on puisse l’établir ? Il y a en effet une grande marge d’incertitude, du fait du manque de précision de nombreuses annonces de capture (certains avis de recherche peuvent aussi laisser planer quelque doute…). Sur 25 ans (années 1766-1790), on peut estimer que 44% des cas concernent le milieu rural, 33% le milieu urbain (villes et bourgs ruraux), ce qui laisse tout de même 23% des cas indéterminés. Malgré tout, on peut se demander qui marronne d’où, au moins au sujet de la distinction hommes/femmes. Ce qui conduit à des résultats soulignant une tendance déjà suggérée plus haut.

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Graphique 10 : milieu de départ des marrons de maîtres libres de couleur, selon le sexe

          On a donc un clivage « femmes marronnes plutôt citadines » / « hommes marrons plutôt ruraux » qui se dessine ; ce n’est évidemment qu’une tendance, à prendre avec les réserves nécessaires, mais elle est un élément supplémentaire à relever.

Par ailleurs, quand on sait que les esclaves du milieu urbain représentent environ 5% de l’effectif total des esclaves dans les années 1760, même en admettant que cette proportion double dans les vingt années suivantes pour atteindre donc 10% – ce qui reste discutable[31] –, les relevés que nous avons dans le corpus conduisent de toute façon à constater une surreprésentation du monde urbain (résultat de davantage de déclarations de la part de maîtres, et pour les marrons de davantage de possibilités de se cacher ?). De combien, on ne peut pas le déterminer, mais surreprésentation certaine (et si on ne tient compte que des avis de recherche, les mieux renseignés, cette présence urbaine est encore plus accentuée dans cette catégorie d’annonces).

          Essayons cependant d’y voir un peu plus clair, ayant a minima le lieu de localisation de la geôle dans les cas de capture ; certes, on peut toujours penser que certains esclaves ont parcouru de longues distances avant d’être attrapés, mais comme on ignore leur nombre – qui est de toute façon faible selon toute vraisemblance – je les ai inclus dans la zone géographique de capture, faute de mieux.

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Graphique 11 : zones probables de départ en marronnage d’esclaves de libres de couleur, d’après la presse coloniale de Saint-Domingue

Sur 25 ans de relevés, la partie Ouest devance un peu celle du Nord mais, globalement, ces deux provinces de Saint-Domingue, les plus actives et les plus productives, présentent un visage très proche. La partie Sud, en revanche, est nettement en retrait. Le fait qu’elle soit la plus faiblement peuplée est un facteur important, même s’il n’explique pas tout ; le Sud est aussi la partie la moins urbanisée, et on y fait très probablement un moindre usage de la presse coloniale (si bien que moins d’informations parviennent au bureau du Port-au-Prince des Affiches Américaines, qui « couvre » – comme on dit en jargon journalistique – l’Ouest et le Sud de la colonie).

          On relève aussi 16 cas de marrons venant de l’extérieur, capturés au terme d’une évasion maritime (issus de Jamaïque ou Martinique, pour 5 d’entre eux) ou arrivés par voie terrestre de la partie espagnole de Saint-Domingue (les 11 autres). Ainsi, le martiniquais François, parti du Fort-Royal pour fuir son maître Jacques (mulâtre libre) (29 mai 1782) ou encore Jean-Baptiste, esclave de la mulâtresse Boulogne et venant de Saint-Pierre (12 juin 1786). Évoquons aussi ce trio de femmes – Mery, Nancy, Bella – arrivées de Kingston (Jamaïque) où leur maître, le mulâtre libre Aramstant, venait de décéder, placées à la geôle du Fort-Dauphin (26 juin 1790) avant d’être revendues aux enchères comme « épaves », les héritiers de leur défunt maître ne les ayant pas réclamées. Quant aux « espagnols », ils semblent venir de zone rurale. Quel que soit le cas de figure, ces fugitifs rappellent que la grande colonie esclavagiste peut aussi être vue comme un paradoxal refuge par des marrons étrangers à son sol et espérant se fondre dans la masse de la population.

          Pour la quasi-intégralité du corpus – leurs maîtres libres de couleur vivant dans la partie française de Saint-Domingue – on peut bien sûr affiner l’approche en examinant, partie par partie, les localités de provenance – on l’a dans la plupart des cas – ou de capture si l’origine n’est pas connue.

          En ce qui concerne le Nord, on obtient la vision suivante[32] :

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Graphique 12 : principales localités de la partie du Nord concernées par le marronnage d'esclaves de libres de couleur (avis de recherche et annonces de capture ou d'épaves)

          Sur un quart de siècle, et en considérant l’ensemble des annonces disponibles, on peut observer que si la ville du Cap vient en tête, les autres localités ne sont pas en reste ; on a un volant d’un quart d’origines indéterminées, dont on peut penser qu’elles se répartissent plus ou moins dans les trois-quarts restants, à l’exception possible d’une petite poignée de fugitifs venus des autres parties – mais qui ne modifient pas significativement l’allure générale du graphique. En revanche, si on s’était uniquement focalisé sur les avis de recherche (initiative des maîtres, rappelons-le), on aurait eu une vision autre, donnée ici comme exemple de différence (de relevés… et de lecture).

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Graphique 13 : principales localités de la partie du Nord concernées par le marronnage d’esclaves de libres de couleur (avis de recherche uniquement)

          Dans ce cas-là, la provenance des marrons est bien mieux connue mais on voit aussi que l’existence d’un bureau des Affiches Américaines favorise grandement son lieu d’implantation : ici, Le Cap qui « rafle » 6 cas de signalements sur 10, voire les deux tiers avec son environnement immédiat, et donc minimisant la part des autres localités.

          J’ai retenu cet exemple car c’est celui pour lequel les variations sont les plus grandes entre avis de recherches et annonces de captures/épaves, et a l’avantage de souligner fortement le fait urbain mais porte le risque d’un miroir déformant si on s’en contente.

          Pour l’Ouest et le Sud, le recensement de toutes les annonces existantes nous donne les graphiques ci-après[33].

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Graphique 14 : principales localités de la partie de l’Ouest concernées par le marronnage d’esclaves de libres de couleur (avis de recherche et annonces de capture ou d’épaves)

L’origine des départs est large ; les bourgades de Saint-Marc, Arcahaye et Mirebalais « fournissent » un contingent de marrons important. Différence avec les seuls avis de recherche : la part du Port-au-Prince est alors plus importante (30%), les autres localités perdent en part relative

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Graphique 15 : principales localités de la partie du Sud concernées par le marronnage d’esclaves de libres de couleur (avis de recherche et annonces de capture ou d’épaves)

Pour le Sud, la répartition est aussi très éclatée. L’inventaire des seuls avis de recherche entraine moins de différences entre localités, avec cependant Jérémie concentrant le tiers des départs (alors que sa part est rabaissée à moins du quart quand on prend tout en compte).

          Prenons un peu de recul. Au vu de l’ensemble des graphiques (d’avis de recherche et annonces de capture/épaves), et malgré la part de cas indéterminés, ressort l’impression générale d’un phénomène de marronnage plus diffus, plus dispersé qu’on pourrait le penser au premier abord ; les bourgs ruraux sont très concernés et non pas seulement les grands centres comme le Cap ou le Port-au-Prince, sans oublier que les zones à dominante rurale ne sont pas en reste. Ce qui implique aussi que les propriétaires libres de couleur sont tout autant éparpillés. Autrement dit, c’est la colonie dans son ensemble qui est touchée, pas seulement quelques foyers.

          Qu’en est-il maintenant de l’élan de départ selon les différentes parties administratives de la colonie ? Dans le cas qui nous occupe, il faut s’interroger sur le potentiel démographique non seulement du nombre d’esclaves, mais aussi… du nombre de maîtres (que j’appelle P dans le tableau plus bas). Or, ce groupe particulier, pour éparpillé qu’il soit, n’est pas uniformément réparti dans la colonie. Si on reprend les éléments mentionnés par Moreau de Saint-Méry dans la présentation générale de chaque partie de la colonie (Description…, op. cit.), on compte à la veille de la Révolution 9 000 libres de couleur dans le Nord, 12 500 dans l’Ouest, 6 500 dans le Sud (voir graphique suivant).

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Graphique 16 : répartition des libres de couleur dans les différentes parties administratives de Saint-Domingue (source : Moreau de Saint-Méry, Description…)

          On n’a malheureusement pas de données équivalentes pour les années 1760, ce qui nous prive d’un travail comparatif sur l’ensemble de la période. Mais au moins, à la veille de la Révolution, on a une approche permettant de mettre en relief la tendance lourde[34].

 

Esclaves marrons dont les maîtres sont lires de couleur

 

Nord

 

Ouest

 

Sud

 

Nombre annuel moyen N de départs (selon le nombre total d’esclaves par partie), années 1787-1790

 

 

66,25

 

70,75

 

18,75

Taux de marronnage N/P : nombre annuel moyen N rapporté au nombre potentiel P de maîtres libres de couleur (pour 1000 maîtres)

 

 

 

7

 

 

 

5,6

 

 

 

3

 

 

          L’observation du taux de marronnage montre toujours un décalage entre les différentes parties : multiplication par 1,86 entre Sud et Ouest, puis par 1,25 entre Ouest et Nord, et variation d’un facteur 2,3 entre Nord et Sud. Ce décalage selon la géographie pose question quant au degré d’intensité du marronnage ; on retrouve la hiérarchie décroissante Nord, Ouest puis Sud déjà observée pour les marrons « étrangers ». Quelles raisons font du Nord une zone relativement plus propice au marronnage que les autres, pourquoi ce décalage du simple au double en défaveur du Sud ? Comme pour les marrons « étrangers », la réponse est certainement complexe. Une sous-évaluation du phénomène « sudiste » du fait d’un usage moindre de la presse est possible, mais reste une explication limitée. On a aussi affaire à un nombre de libres de couleur relativement important, qui pourraient posséder en moyenne un nombre moindre d’esclaves que dans les autres parties de la colonie (ce qui ferait chuter le ratio). Le Sud a aussi des allures de front pionnier, moins structuré que les autres parties ; de ce fait, les réseaux et possibilités de cachette seraient moindres. Sans oublier que la possibilité de marronnage du côté espagnol est peut-être plus difficile, voire même bridée après l’accord passé en 1785 entre les autorités coloniales françaises et espagnoles et la communauté marronne du Bahoruco. Il faut aussi chercher, au Nord et à l’Ouest, la constitution probablement plus avancée de filières d’évasion, une meilleure circulation de l’information, l’existence de centres urbains plus grands permettant de se fondre plus facilement dans la masse, etc. Autant de questions ouvertes mais importantes. Car au bout du compte on en revient au débat sur l’interprétation des causes de la révolte d’août 1791 dans la plaine du Cap : ce marronnage plus accentué dans le Nord qu’ailleurs – constaté aussi pour les marrons « étrangers » – serait-il l’indice discret mais néanmoins révélateur d’une situation « nordiste » globalement plus difficilement supportable par les esclaves, et aussi de conditions de résistance plus avancées ? Si on peut douter de la thèse des marrons comme fer de lance de la Révolution haïtienne, on peut cependant penser qu’un climat davantage alourdi localement affecte les ateliers d’habitations – témoins de cas de marronnage – et que, de façon non visible, les esprits s’échauffent.

 

Itinéraires et réseaux

          Les itinéraires empruntés par les marrons sont très divers et parfois surprenants. On a déjà évoqué quelques cas d’évasions maritimes de fugitifs extérieurs à Saint-Domingue et venant s’y réfugier, l’inverse peut aussi se rencontrer ; c’est par exemple le cas d’Alsace, ibo âgé entre 19 à 20 ans, « qui déclare s’être sauvé dans un canot de Saint-Marc avec trois autres nègres qui ont débarqué à Léogane » et lui-même remis à la geôle de Jacmel, donc après avoir navigué tout le long des côtes de la partie Sud dans le but probable d’atteindre le sud de la partie espagnole, « se disant appartenir au nommé Pierre, M.L. à Saint-Marc » (10 juin 1789)[35]. Cette tentation d’atteindre la partie espagnole est fréquemment observée dans les mouvements des marrons. On relève aussi nombre de cas de captures en ville, soit parce que ces marrons y vivent déjà leur servitude mais ont trouvé quelque cachette pour se réfugier et mener une vie clandestine[36], soit venant du milieu rural proche et tentant de se fondre en milieu urbain[37]. On peut regretter que les annonces de capture soient, pour un bon cinquième, silencieuses quant à la provenance géographique du rebelle, car dans ce cas il est impossible de savoir si l’esclave en fuite vient d’une habitation voisine, ou d’un atelier en ville – cas les plus probables –, ou s’il a parcouru un long chemin. Car on voit quelques fugitifs qui n’hésitent pas à affronter de longues distances, traversant une province entière – tel Joseph, congo, 19 ans, appartenant à Catherine, M.L., à Ouanaminthe, remis à la geôle du Port-de-Paix (1er février 1780) –, allant même au-delà, parfois jusqu’à parcourir la colonie de part en part, avant d’être capturés ; on peut ainsi citer le créole Caudiot, parti du Cap (au Nord) et remis à la geôle du Petit-Goâve (au Sud) (30 juin 1773), ou l’épreuve physique endurée par « Marie, nation cotocoli, sans étampe, âgée de 60 ans, ayant les cheveux blancs et boiteuse de la jambe droite et très maigre, se disant appartenir au nommé Melette, mulâtre libre au Cap » et placée à la geôle… du Port-au-Prince (3 avril 1776).

          On peut, à défaut d’informations précises, tout imaginer des ruses, stratagèmes et réseaux de complicités permettant pareilles évasions, les avis de recherche les laissant juste entrevoir[38]. Les liens de famille ou les amitiés peuvent jouer, non sans risque pour ceux qui cachent des marrons chez eux quand on se rappelle que l’ordonnance royale du 10 juin 1705 punit de la réduction en esclavage les libres de couleur complices[39]. À bon entendeur ? La menace se veut dissuasive, mais certains la bravent quand même si on en croit, à défaut de preuve, les allusions de quelques avis de recherche, qui soupçonnent, présument, conjecturent que les marrons sont « recelés » ou « soutirés », ou « débauchés » par –, ou que l’esclave en marronnage « s’est retiré » chez – des gens de couleur, à commencer par la famille proche[40]. Il n’en demeure pas moins que la menace plane, comme le sous-entend l’affirmation des cohéritiers libres de couleur Bernard (« on se promet de la part des cohéritiers, qu'ils ne favoriseront pas lesdits nègres dans leur marronage », dans l’avis de recherche du 20 avril 1785 – déjà évoqué plus haut – du couple et leurs deux garçons partis marrons), ou encore dans le cas de démenti que le mulâtre libre François Colin fait insérer dans la publication coloniale pour être lavé de tout soupçon (22 septembre 1787)[41]. Diamétralement opposés, semblent aussi exister des réseaux de revente clandestine d’esclaves, comme celui qu’aurait monté « le nommé Rideau, se faisant surnommer du Mornet » ; Jouannès, un marron abusé, croyant avoir gagné la liberté, tombe en fait dans d’autres mains esclavagistes[42]. Ou encore le cas de Galathée, selon ses dires une fois capturée[43]. Dans un autre registre, il ne faut pas oublier que les patrouilles de maréchaussée partant en chasse aux marrons sont largement composées de mulâtres libres et qu’on rencontre aussi des annonces de capture pour le moins rugueuses[44]. Il est donc illusoire de croire que la couleur de la peau entrainerait automatiquement une solidarité de fait entre esclaves et affranchis. Même le lien filial peut être sujet à caution ; en effet, dans les annonces de capture, on trouve au moins cinq cas de fugitifs qui disent fuir leur père ou leur mère, ce qui pose au moins question quant à l’ambiance familiale et la maltraitance de parents envers leurs descendants.[45] A contrario, existent des cas diamétralement opposés de mariage entre libre de couleur et esclave ; on peut supposer que l’étape suivante serait l’affranchissement[46].

          Rappelons enfin que la vie en marronnage peut être éprouvante, dangereuse, voire source de maladie ou d’intense fatigue, et ce à tous âges, au point que l’on note quelques cas d’abandon, même par un fugitif jeune (Jean-Louis, congo, environ 20 ans, « est entré de lui-même à la geôle » du Petit-Goâve, 4 avril 1780).

 

Portrait du groupe

On a déjà vu l’inhabituelle proportion de femmes dans le groupe étudié, ainsi que les âges et l’origine par « nations ». Examinons maintenant d’autres aspects, autant que faire se peut : les prénoms, les étampes, l’état de santé, les châtiments subis, les « talents » et « métiers ».

Les prénoms

          Pas de surprise. Pour l’essentiel il s’agit de prénoms chrétiens (avec de gros contingents d’Antoine, Anne, Baptiste, Catherine, François/e, Jean – et ses déclinaisons, notamment Jean-Baptiste, Jean-Louis ou Jean-Pierre –, Joseph, Madeleine, Marie – et ses déclinaisons, telles Marie-Jeanne, Marie-Marthe…–, Pierre, Rose, Zabeth – pour Élisabeth…) ; on trouve aussi l’habituel lot de prénoms faisant référence à l’Antiquité gréco-romaine (Adonis, Télémaque, Vénus…), aux surnoms militaires (Joli-Cœur, Lafortune, Lajoie…), à l’Afrique (Coffy, Djamba, Zaïre) et quelques noms fantaisistes (Alsace, Arlequin, Bayonne, Boisjoli, Capitaine, Catin, Comtesse, Grand-Goût, Nécessaire, Parhasard, Toutpuissant, Voltaire…). On peut noter par ailleurs qu’environ 6% de l’ensemble n’a pas de prénom ; il s’agit pour la plupart de marrons signalés par leur maître dans des avis de recherche en insistant surtout sur l’aspect physique du fugitif, et quelques capturés qui ont donné le nom de leur maître mais s’en sont tenus là.

Les étampes

          Sans être systématique, le marquage au fer est fréquent parmi les marrons de propriétaires libres de couleur : 70% d’esclaves marqués, avec cependant une différence de 5 points entre les femmes (67% d’étampées) et les hommes (72%) ; le marquage aurait-il tendance à être un peu plus pratiqué en zone rurale qu’en zone urbaine ? Au-delà de cette interrogation, on peut observer que nombre d’entre eux sont marqués à plusieurs reprises, au fil de reventes successives, chaque propriétaire ayant alors le souci d’apposer son identifiant. Pour l’esclave, ce sont autant de cicatrices ineffaçables, avec parfois des « records » douloureux, si on prend par exemple le cas de « Jean, créole, étampé MAVRISSE ST M et de cinq autres étampes illisibles, âgé d’environ 16 ans, lequel a dit appartenir au nommé Maurisse, mulâtre libre, au Port-au-Prince » (30 avril 1774, geôle du Cap) ou de Mars, congo, âgé d’environ 40 ans, « étampé de chaque côté du sein GAVARY, PAJOT, PHILLIBERT, LAMALETIE et d’autres étampes illisibles, les unes droites et les autres renversées » ; il se dit alors « au nommé Jean-Jacques, mulâtre libre, sellier au Port-de-Paix, appartenant ci-devant à feu sieur Gavary, concierge des prisons dudit lieu » (25 août 1787, geôle du Cap).

          On peut par ailleurs relever que bien des étampes sont constatées « illisibles » ou à peine lisibles : une – ou quelques – lettre(s) nette(s) au milieu d’une large cicatrice ; s’agit-il d’étampes mal faites, ou alors d’une réaction de la peau sur le long terme ? Et il est des cas (environ 2% des marqués) où l’esclave lui-même brûle son étampe avec un tison ou une torche, refusant ainsi cette trace d’appartenance imposée – qu’il a aussi compris comme d’indice d’identification en cas de capture –, tout comme il peut rester muet sur le nom de son maître face aux questions de la maréchaussée.

Aspect physique et état de santé

A priori, il semblerait que ce groupe présente un visage souffrant ni pire ni meilleur que celui observé pour les marrons « étrangers ». Cela étant, on est en face d’une humanité éprouvée. Presque 7% des fugitifs souffrent ou ont souffert d’un problème de santé, le trait le plus fréquemment rencontré étant les marques de petite vérole (2,6 % du groupe)[47] ; vient ensuite une liste de cas divers et variés : problèmes dentaires ou ophtalmiques, malingres (ulcères aux jambes), loupes (excroissances de chair), abcès, descentes d’organes…, à quoi s’ajoutent quelques cas de déformation plus ou moins prononcée (jambes arquées, allure bancale…). Par ailleurs, un peu moins de 6% est concerné par des blessures (surtout un ou des doigts coupé(s), parfois des orteils, un rarissime cas de bras en moins), brûlures (autres que les étampes effacées) et cicatrices diverses (probablement à la suite d’accidents, parfois aussi comme conséquences de violences – on trouve ainsi explicitement indiqués un coup de manchette et un coup de fusil ; les circonstances nous échappent).

Parallèlement, on a aussi parfois (un peu moins de 5% des cas) indication de caractéristiques physiques susceptibles d’aider à l’identification du marron : laid, petit, maigre, gros, corpulent, bègue, fort, beau, « bien fait », mais aussi « rouge » ; par ailleurs sont indiquées les scarifications ethniques (« marques de son pays ») au visage, bras ou ventre (presque 6% des cas)… ainsi qu’une inattendue marronne « congo, âgée d'environ 28 ans, taille d'environ 4 pieds, étampée MIM, barbue, l'estomac velu » appartenant à la mulâtresse libre Marie-Jeanne (11 décembre 1782).

Les châtiments

          Dans la précédente étude sur les marrons « étrangers », je relevais que 4% d’entre eux avaient subi ou subissaient encore une peine afflictive au moment de fuir : fouet, entrave au pied (nabot, barre), voire collier ou carcan au cou, parfois mutilation corporelle. Dans le corpus des marrons de propriétaires libres de couleur, on retrouve sensiblement la même proportion (4,4%). De ce douloureux cortège on peut, par exemple, citer le cas de Marie, congo, ayant « les deux oreilles coupées et la tête tremblante », accompagnée de Jean, créole, 10 ans, « lesquels ont dit appartenir tous deux à Zaïre, M.L., demeurante au Bois-de-Lance » (12 juin 1782, geôle du Cap) ; ou celui d’Hyppolyte, congo, 28 ans, « ayant des marques de coups de fouet depuis les reins jusqu’aux jarrets, se disant appartenir au nommé Jean, M.L. à Jacmel » (17 décembre 1785, geôle du Petit-Goâve) ; ou encore le cas de « Françoise, congo, disant appartenir à la nommée Marguerite, n.l. au Trou (…) ayant une cicatrice sur le bras gauche, la peau rouge, fouettée de frais, âgée d’environ 50 ans » (geôle du Fort-Dauphin, 28 juin 1788 ; est-ce ce châtiment du fouet qui l’a incitée à marronner ?). En résumé, on a 8 cas avérés d’oreilles coupées, 13 cas de port de chaine et collier de fer, 16 cas de marques de fouet particulièrement visibles, 70 cas de port de nabot ou de barre pour entraver la marche et un possible cas de mollet coupé[48]. Les propriétaires libres de couleur semblent donc avoir la même attitude que les autres envers leurs esclaves, ni plus, ni moins.

          Quelques itinéraires montrent que si l’entrave est placée pour empêcher une récidive d’évasion, l’effet dissuasif reste parfois discutable, à l’image de Suretin, congo, capturé « ayant une barre au pied », se disant appartenir au nommé Baptiste Père, mulâtre libre (29 décembre 1781 geôle du Port-au-Prince). La documentation permet de relever 3% de cas avérés de récidive. De l’ensemble du groupe, on a finalement 307 cas (soit 12%) revendus aux enchères comme « épaves » car non réclamés par leurs propriétaires (dont 119 cas – 5% du corpus – signalés par les Affiches Américaines comme directement vendus de cette manière, sans que leur capture ait été au préalable publiée). On a donc un peu plus d’un esclave sur dix qui change de maître après marronnage, ce qui n’est pas rien et interroge quant aux raisons de ces non-récupérations, sauf dans le cas, parfois relevé, de décès ou de disparition – cas de Doussou, déjà évoqué – du propriétaire (mais quid des héritiers ou ayants-droits ?). Les situations les plus inattendues sont ici celle d’un maître… repris de justice et exécuté, comme indiqué dans l’annonce de capture de « Paul (…) lequel a dit provenir de Mellet, ML qui a été pendu au Fort-Dauphin » (geôle du Cap, 9 mars 1776) et le curieux sort de « Jacques (…) âgé d’environ 50 ans, lequel a dit être abandonné du nommé Baptiste, mulâtre libre » (6 mars 1773, geôle du Cap).

          Signalons que même revendu comme « épave », l’esclave peut garder chevillé au corps le désir de marronner. Ainsi la mandingue Rosalie, 25 ans (alors propriété d’Anne), capturée marronne le 14 décembre 1785, placée à la geôle du Cap, achetée « épave » par la négresse libre Marie-Rose, mais de nouveau en fuite puis capturée le 3 mai 1786 ; ou le congo Télémaque, esclave du nègre libre Pouget, maçon au Cap, placé une première fois à la geôle du Cap (19 avril 1786) ; malgré un nabot à chaque pied Télémaque s’enfuit de nouveau, est rattrapé (27 décembre 1786) ; revendu comme « épave » (3 février 1787) – son maître n’en aurait plus voulu ? – il s’enfuit encore avant d’être attrapé après une plus grande cavale (22 décembre 1787, geôle du Fort-Dauphin). Ou encore « Yvall-Powl [ou Iwal Powol / Powell], de Rhode Island, « ayant une cicatrice sur le pied gauche qui le rend difforme et une autre au sourcil droit, âgé d’environ 26 ans (…) se disant libre, arrêté en ville [au Cap] » (27 septembre 1788). N’ayant pu prouver sa liberté, il est vendu aux enchères, racheté par le mulâtre libre Vincent Carrère, « marchand de bois » ; mais Iwal Powell marronne de nouveau (avis de recherche du 13 février 1790, qui le déclare « anglais, tonnelier »).

          De façon incidente (22 cas sur l’ensemble), on rencontre certains marrons qui se disent libres, parfois en ajoutant que leurs parents sont libres, notamment leur mère – car le statut de l’enfant suit celui de la mère au moment de la naissance, selon le Code Noir ; mais aux yeux de la maréchaussée la personne appréhendée n’est pas moins en faute pour oubli de porter sur elle une attestation officielle de cette liberté, document à présenter à toute réquisition. D’où placement en cellule de la personne suspecte, jusqu’à ce qu’arrive la preuve de ses dires, faute de quoi c’est la revente comme « épave » qui l’attend.

Talents et métiers

          Les indications d’activité du groupe étudié sont rares et suivent une division des tâches habituelle pour l’époque. Pour les hommes, elles sont relatives à l’artisanat (maçon – 6 cas, le métier le plus cité –, menuisier, tonnelier, charpentier, couvreur, tailleur, perruquier, orfèvre), aux tâches plus domestiques (cuisinier, valet, postillon), plus maritimes (canotier, pêcheur) ou d’habitation (cabrouétier). Les femmes occupent des postes de nourrice, blanchisseuse, confiseuse, confiturière, servante, couturière, perruquière (cas rare, ce métier étant classiquement dévolu aux hommes). On a aussi une hospitalière, donc responsable de l’hôpital d’une habitation.

          Au total, c’est peu et illustre là-encore la présence dans les colonnes des Affiches Américaines d’un monde davantage urbain que rural, indice de plus de cette surreprésentation déjà remarquée plus haut. Parallèlement, peut être mentionnée la maîtrise de langues parlées (anglais 1, portugais 1, français 3, créole 1 – pour un marron qualifié d’anglais – voire un cas explicite de plurilinguisme) ; 2 autres marrons savent jouer du violon et 1 sait lire et écrire.

          On peut cependant aller un peu plus loin quand on regarde ce qui est précisé sur les propriétaires. On a classiquement une prédominance de métiers considérés comme masculins, qui vient compléter le premier inventaire établi plus haut. Des artisans : boulanger, sellier, boucher, cordonnier, doleur, ferblantier, machoquier, menuisier, perruquier, entrepreneur en bâtiment. Des commerçants : pacotilleur, maquignon, marchand. Des activités liées à la mer (caboteur, calfat, navigateur, capitaine de bateau[49]) ou aux « services » (courrier, aubergiste). On trouve aussi un économe d’habitation et, plus inattendu, un chantre de paroisse ainsi que des militaires/miliciens (3 brigadiers et 3 cavaliers de la maréchaussée, 1 capitaine des nègres libres). Pour les propriétaires femmes, on a une gouvernante et surtout des commerçantes. Enfin, ici sans distinction, on relève 275 cas de propriétaires explicitement mentionnés « habitants » (11,5%), avec – rarement indiquée – la culture principale (café ou indigo, en l’occurrence, productions financièrement plus accessibles que le sucre – qui nécessite de gros investissements) et 215 cas de propriétaires « demeurant en ville » (8,7%), donc clairement définis comme citadins.

 

Un monde de petits propriétaires

Étudier ce groupe particulier d’esclaves marrons conduit aussi à affiner le profil de leurs propriétaires, dont nous avons déjà vu quelques caractéristiques. En vision globale, on a 31% de propriétaires femmes pour 69% d’hommes. Si on s’était seulement focalisé sur les avis de recherche, on aurait approché la parité (femmes 47%, hommes 53%), élément de plus prêchant en faveur d’une propriété de main d’œuvre servile plus féminine en ville et bourgs ruraux. Au-delà de cet aspect, dans cette société coloniale si pointilleuse quant à la couleur de peau, on peut dresser pour notre corpus un profil de ces propriétaires selon leur apparence et ascendance.

 
Les libres de couleur, noirs et métis, propriétaires d'esclaves

Graphique 17 : profil (par catégories) des libres de couleur propriétaires d’esclaves marrons à Saint-Domingue (1766-1790)

          Une approche genrée apporte juste une certaine inflexion : les femmes propriétaires sont davantage « noires », les hommes davantage « mulâtres » (femmes : noires 34%, mulâtresses 49% ; hommes : noirs 24%, mulâtres 59%)[50].

          On a déjà observé dans cette étude un éparpillement notable des lieux de départ des marrons, ce qui implique le même éparpillement du domicile des maîtres. À cela on peut ajouter un foisonnement tout aussi considérable de noms de ces propriétaires, dans un contexte d’accroissement très fort de cette population libre (rappelons qu’on a un quasi quadruplement durant la période considérée, partant de 6 000 à 7 000 dans les années 1760 pour atteindre 28 000 à la veille de la Révolution). On peut juste nuancer en observant, de par des annonces de capture, qu’un groupe non négligeable de propriétaires est seulement déterminé par le prénom[51], si bien que, quand on rencontre pour un même lieu plusieurs Pierre ou plusieurs Zabeth, il n’est pas forcément possible de savoir s’il s’agit de la même personne ou de propriétaires différents. Mais même en tenant compte de ce problème, cette impression de foisonnement demeure du fait que nous avons affaire d’abord à de petits propriétaires (on y retrouve parmi eux de futurs grands noms de la révolution haïtienne à venir : Beauvais, Boisrond, Chanlatte, Ogé, Raimond…). Leur importance demeure relative quand on les met en vis-à-vis de propriétaires blancs. Si on prend l’exemple du quartier d’Aquin, dans le Sud, étudié par John Garrigus, le libre de couleur Claude Boisrond, maître de 40 esclaves, reste sous le nombre médian de possession d’esclaves de ce lieu[52]. Il faut se rappeler qu’une sucrerie « roulante » (en production) nécessite entre 200 à 300 esclaves et qu’une caféière d’importance en demande une quarantaine ; a contrario, la caféière Jasmin à la Grande-Rivière en a 13 ; celle des héritiers Lévêque-Boissy en compte 15 (pour 5 000 pieds de caféiers – 29 mai 1790). Si on se penche sur les annonces de vente (à la suite de successions, de départs, ou autres raisons) pour des citadins, le nombre d’esclaves à la vente oscille généralement entre 1 et 6[53]. De fait, de combien de bras serviles disposent maîtres artisans ou marchandes libres de couleur ? Leur personnel esclave doit généralement se compter sur les doigts d’une main. Autrement dit, toute paire de bras manquante peut porter un préjudice sérieux à l’activité, la production, sinon au train de vie, davantage probablement que dans une habitation – à l’effectif tout de même relativement plus fourni –, d’où peut-être une propension plus grande pour les propriétaires citadins (artisans ou commerçants) à signaler les fuites dans les colonnes des Affiches Américaines. Ce qui peut aussi révéler des liens insoupçonnés entre ces libres de couleur (un « réseau » dirait-on aujourd’hui), en différents lieux, comme l’illustre l’avis de recherche suivant : « Un nègre nommé Jacques, créole, étampé sur les deux seins V. LAGRENADE, âgé d'environ 25 ans, taille de 5 pieds 3 ou 4 pouces, de peau rouge, et une négresse nommée Pauline, sans étampe, âgée de 18 ans, jolie de figure. Ceux qui en auront connaissance, sont priés d'en donner avis aux nommés Beaugé, à la Croix-des-Bouquets, Dominique Gélard, boulanger au Port-au-Prince, Jean-Baptiste Olivier, au Petit-Goâve, Jean Bart, à Jacmel, ou au nommé Labbé, sous-fermier des boucheries à Léogane » (17 octobre 1780).

          D’autres avis de recherche et une poignée d’annonces de capture révèlent aussi des liens notables entre libres de couleur et blancs, en particulier l’existence d’un marché intérieur d’esclaves ; si sont inclus dans le corpus les quelques cas relevés d’esclaves de blancs vendus à des libres de couleur (ou entre vendeur et acheteur libres de couleur), on peut faire rapidement mention de 116 cas – non pris en compte dans l’étude – d’esclaves marrons que des libres de couleur avaient vendu à des blancs avant le marronnage enregistré, et qui illustrent là-encore la place importance du milieu urbain dans ces transactions[54]. Et à qui donc, parmi les blancs, ces propriétaires libres de couleur ont-ils revendu au moins un de leurs esclaves ? Quand l’information est disponible, on trouve des représentants du monde juridique (notaire, avocat, procureur), du commerce (marchand, négociant), de la médecine (apothicaire), de l’artisanat (tailleur, ferblantier, boulanger, perruquier), et aussi un militaire et un arpenteur. Dis-moi qui tu fréquentes…

Signalons qu’existe aussi un marché à la location d’esclaves (bail à ferme, ou affermage) dans lequel on voit des libres de couleur partie prenante, comme par exemple le « bail à ferme pour cinq années de six têtes de nègres pêcheurs et deux canots appartenant aux mineurs Janvier et Marie-Noëlle, ainsi qu’une négresse appartenant à ladite Marie-Noël » (15 juin 1785) ; ou encore cette inattendue annonce de capture de trois marrons (Macosso, 30 ans, Mayasso, 35 ans, Bilala 28 ans) « lesquels ont dit appartenir à l’Église et être à bail à ferme entre les mains de Delere [Delair ?], M.L., habitant au Port-à-Piment » (11 avril 1780, geôle Port-de-Paix).

          Au bout du compte, on a affaire à une société coloniale qui, pour les propriétaires, apparaît plus poreuse qu’on pourrait le penser, en matière économique s’entend. Parallèlement, on voit le groupe des blancs multiplier discriminations et entraves diverses envers ces libres de couleur devenus des concurrents directs, tandis que ce groupe montant veut être reconnu politiquement, socialement, ne pas être entravé par jalousie ou préjugé, bref que ses mérites soient reconnus au même titre que ceux du tiers état en métropole.

 

Conclusion

Au terme de ce panorama général, une conclusion s’impose : on est loin de tout savoir sur la catégorie sociale montante des libres de couleur, en particulier ceux des petits centres, bourgs ruraux et zones rurales, dont l’importance est ici juste esquissée, tout comme on est loin aussi de tout savoir sur leurs esclaves ; ceux d’entre eux qui ont marronné nous laissent entrevoir un monde complexe et en nuances ; mais quid des autres, qui n’ont pas pu ou pas voulu tenter l’aventure risquée de la vie clandestine ? Et quel éclairage tout cela peut-il porter sur, par exemple, l’attitude future d’un Toussaint Louverture qui, devenu maître de Saint-Domingue, et pour des raisons qu’on pourrait considérer aujourd’hui comme de la realpolitik, lutte contre le « vagabondage » des « cultivateurs » devenus « nouveaux libres », lesquels se voient imposer leur maintien sur leur habitation d’origine ainsi que l’obligation de continuer d’y travailler, sous encadrement militaire ? Comme si, au-delà des mots, il y avait reconduction d’un cadre antérieurement établi…

Gageons qu’une approche plus systématique de la presse coloniale comme du notariat[55] permettrait de mettre au jour d’intéressantes données sur ce pan d’histoire de Saint-Domingue/Haïti, faisant aussi partie intégrante de l’histoire d’un royaume de France à la veille d’être bousculé par une révolution qui gronde.

 

Jean-Louis Donnadieu


[1] Agrégé d’histoire-géographie, docteur en histoire, enseignant au lycée Ozenne (Toulouse).

[2] Pour Belley, voir le cas de Laurore, âgée de 23 ans, étampée « Mars au Cap ». FR ANOM, DPPC, NotSdom reg.198, Me Bordier Jeune, acte de vente du 9 juin 1787.

[3] GIRARD (Philippe), DONNADIEU (Jean-Louis), « Toussaint Before Louverture: New Archival Findings on the Early Life of Toussaint Louverture », William and Mary Quarterly 70:1 (January 2013), pp. 41-78, ou, des mêmes, « Nouveaux documents sur la vie de toussaint Louverture », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe n°166-167, septembre-décembre 2013/janvier-avril 2014, pp. 117-139.

[4] Terme générique pour désigner les affranchis et leur descendance née libre.

[5] Merci à Philippe Girard, professeur à l’Université McNeese, Lake Charles (Louisiane) pour la référence et pour nos échanges de vue sur la question du marronnage ayant enrichi la réflexion de cet article. Merci également à David Geggus pour nos échanges sur ces questions. La déclaration de Julien Raimond est à replacer dans le contexte – alors houleux – du débat législatif sur le statut des libres de couleur et leur futur rôle politique (droit de vote ou pas ?). S’affrontent depuis des mois les partisans de la reconnaissance du mérite – tel Raimond – qui insistent sur l’importance économique et sociale de cette catégorie de personnes (et donc soutiennent un élan émancipateur), face au dénigrement des porte-voix de colons blancs – tel l’avocat Moreau de Saint-Méry – qui minimisent pareille importance et y voient plutôt un avantage de naissance (issus en partie de blancs) et d’héritage.

[6] Le dixième des esclaves semblerait une proportion plus proche de la réalité, encore que discutable ; sur la question de la propriété des libres de couleur, voir GARRIGUS (John D.), « Saint-Domingue’s Free People of Color and the Tools of Revolution », GEGGUS (David) et FIERING (Norman) (dir.)., The World of the Haitian Revolution, Bloomington, Indiana University Press, 2009 (page 50 notamment). Il n’en demeure pas moins, souligne John Garrigus en rappelant des travaux d’Herbert Klein, que les libres de couleur de la partie française de Saint-Domingue forment un groupe d’affranchis particulièrement dynamique, non seulement dans cette colonie, mais à l’échelle des Amériques.

 

[7] Je renvoie aux travaux de Dominique Rogers, Stewart King ou John Garrigus sur les libres de couleur domingois, ou de Jean Fouchard pour ses travaux pionniers sur le marronnage à Saint-Domingue.

[8] « Invisibles parmi les invisibles : ces esclaves des sphères coloniales anglo-saxonne, néerlandaise, espagnole, portugaise, scandinave, ou d’autres colonies françaises, devenus marrons à Saint-Domingue (1766-1791) », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe n°195, mai-août 2023. Je renvoie aux considérations théoriques et méthodologiques détaillées dans cet article, ne faisant que les évoquer rapidement ici.

[9] Ce fonds est consultable sur le site des Digital Collections de l’Université de Floride. Lien direct : https://dloc.com/title-sets/AA00000449/results. Les avis de recherche (et quelques annonces de mise en prison) sont accessibles actuellement sur la base www.marronnage.info, reproduits avec la graphie de l’époque. Les références de dates dans cet article correspondent à celles de parution dans Les Affiches Américaines.

[10] Accessible en ligne sur le site de la John Carter Brown Library (https://jcblibrary.org/collections/digital-images).

[11] Il est des cas où le marron est directement signalé comme « épave » à vendre, sans que l’annonce de sa capture ait été au préalable publiée. Dans les graphiques, captures et épaves sont regroupées sous le seul terme de « capture ».

[12] On a de très rares et insolites récits comme celui entrevu à la geôle de Saint-Marc, tel que recueilli de la marronne Françoise, 30 ans, « ayant un enfant de 7 à 8 mois, se disant appartenir à Doussou, nègre libre aux Cayes, disant qu’elle a été enlevée avec son maître par des nègres marrons et embarquée dans un canot par lesdits nègres et mise à terre du côté du Mont-Rouis » (10 juillet 1776). Mais le propriétaire ne vient pas la récupérer. Françoise se voit mise aux enchères comme « épave » tout comme son enfant, la fugitive « ne sachant ce qu’est devenu son maître » (28 août 1776). S’agirait-il d’un crime déguisé en enlèvement ?

[13] On a ainsi le cas d’entrée à la geôle d’une « négresse Congo, nommée Françoise, étampée sur le sein gauche FB, se disant appartenir à M. Philippe Beuglet, demeurant au Port-à-Piment » (11 novembre 1787). Or, un avis de recherche paru le 22 août 1768 indique que ce maître est un mulâtre libre : « Un nègre créole, étampé sur le sein gauche GD, et au-dessus PB, âgé d'environ 21 à 22 ans, ayant la main gauche brûlée jusqu'au coude, ainsi qu'une cuisse, depuis l'enfance, les jarrets couverts de cicatrices de coups de fouet, est marron du mois de novembre de l'année 1762. Ceux qui le reconnaîtront, sont priés de le faire arrêter et conduire à la geôle du Cap, et d'en donner avis au Sr. [sieur] Philippe Beuglet, m.l., Habitant au Port-à-Piment, paroisse du Gros Morne, ou à M. Calas, négociant audit lieu. Il y cent écus de récompense ».

[14] À titre indicatif, dans mon étude sur les marrons « étrangers », la proportion de capturés refusant de dire qui est leur maître atteint 10% (et 20% autres se revendiquent libres).

[15] Exemple d’embrouille finalement déjouée – et témoignage d’examen superficiel de l’étampe lors de l’écrou (geôle du Cap) : « Nota. Jean, entré le 31 août dernier, porté au n°72 de cette feuille [édition du Cap], se disant à Charles Vilha, m.l., aux Terriers-Rouges, étampé illisiblement sur le sein droit, il est étampé ANTICHAN, au-dessous AU CAP et se dit appartenir à M. Antichan, voilier au Cap, il est de nation ibo et se nomme L’Éveillé » (20 octobre 1790). On peut relever maints autres exemples de variations de noms, entre ruse du marron et inattention du greffier. Ainsi : (25 mai 1771, geôle du Cap) « Février, nation ibo, étampé sur le sein gauche B.S. lequel a dit appartenir au nommé Duminy, nègre libre, espagnol » ; le 1er juin 1771, le même : « Février, nation ibo, étampé sur le sein gauche B.S. [Blaise Scipion] lequel a dit appartenir à Jean Lope, espagnol, qui l’a acheté de Blaise Bréda, nègre libre ». On a aussi (21 septembre 1774 épaves Saint-Marc), le cas de Lapierre, congo, et Joseph, mandingue, « âgés d’environ 15 ans, se disant tous les deux appartenir au nommé Brige, mulâtre libre » ; arrêtés, ils avaient déclaré appartenir à Brigitte, mulâtresse libre (29 juin 1774 geôle Saint-Marc). Ou encore (7 janvier 1775, geôle du Cap) « Ursule (…) âgée d’environ 15 ans, laquelle a dit appartenir à Laireul, mulâtre libre, à la Grande-Rivière » ; le 11 février 1775, elle est annoncée comme étant à vendre en tant qu’épave au Cap avec l’indication suivante : « laquelle a dit appartenir au nommé Loizel, quarteron libre, arrêtée à la Grande-Rivière ». Ou encore (11 octobre 1777 geôle du Cap) le cas de Jean-Louis, congo, 26 ans « disant que le nommé Antoine, M.L., habitant au Môle, l’a vendu à M. Cobon, habitant audit lieu » ; non réclamé, il est revendu comme épave (11 novembre 1777, après curieux transfert au Port-au-Prince) « se disant appartenir au nommé Antoine, M.L., habitant au Môle ».

[16] Ainsi « Jean-Pierre (…) la peau un peu rouge, lequel a dit appartenir à une négresse libre ; lequel nègre, en cette geôle du 18 novembre dernier [après une détention anormalement longue de 5 mois et demi, pour une raison inconnue] vient de déclarer qu’il appartient à M. Lafortery, habitant au Dondon, et qu’il avait été mis à bail à ferme entre les mains de Mde [Madame] Guière, habitante au Limbé » (3 avril 1771, geôle du Cap).

[17] Ce phénomène de sous-déclaration se constate ailleurs, en proportions variables ; ainsi, environ la moitié des cas d’esclaves marrons « étrangers » (dont les maîtres sont très majoritairement blancs) ne sont connus que par l’annonce de leur capture, et l’étude des comptes d’habitations peut conduire à un constat similaire de sous-déclaration.

[18] Pour l’année 1791, on a peu de cas recensés dans le Nord par la presse coloniale (on a bien davantage de cas dans les parties Ouest et Sud), et la soudaine révolte d’août 1791 dans la Plaine du Cap-Français brouille tout… Dans le graphique, l’année 1791 n’est donc placée qu’à titre indicatif, rappelons-le. Mode de calcul : pour la période 1766-69 (4 ans) : 46,25 départs annuels ; si on considère qu’on a alors 188 000 esclaves dans la colonie, on obtient un taux de marronnage A=0,0002569 et si on estime le nombre total d’esclaves à 206 000, on obtient le taux B=0,0002245. Pour la période 1787-90 (4 ans), on a 156,75 départs annuels, pour 430 000 esclaves, soit un taux C=0,0003645. On voit alors que C=1,48 A ou C=1,62 B.

[19] Pour arriver ne serait-ce qu’à un facteur 2 (doublement de la proportion de marrons esclaves de libres de couleur par rapport à l’ensemble des esclaves), il faudrait rajouter pour notre corpus 70 cas différents – et tous nouveaux – de départs par an en fin de période étudiée (soit 226 départs annuels), à un moment où la maréchaussée est particulièrement vigilante – on peut penser que peu de marrons leur échappent – et l’usage de la presse plus fréquent. Malgré les probables lacunes documentaires, cette situation de doublement de départs s’est-elle réalisée ? Par ailleurs, tenter d’observer une évolution interne au seul groupe d’esclaves de libres de couleur demeure quelque peu hasardeux. En effet, étant donné l’augmentation importante du nombre de libres de couleur entre la décennie 1760 et la décennie 1780, passant vraisemblablement de 6 000 à 28 000 personnes (soit une multiplication par 4,5), on a en toute logique un fort accroissement du nombre de leurs esclaves. Mais savoir de combien relève davantage de la spéculation que de la certitude. La seule indication que l’on ait est cette légère augmentation (facteur 1,48 à 1,62) à l’échelle de la colonie dans son ensemble (tandis que la population esclave totale est multipliée par un facteur compris entre 2,1 et 2,3).

[20] On peut aussi s’interroger sur le fait que les marrons appartenaient ici à un maître ou une maîtresse anciennement esclaves – ou à leur descendance – donc devenus libres, ce qui a pu éventuellement jouer comme ressort pour stimuler des départs (si eux sont libres, pourquoi pas moi ?). Avec cette différence notable que les libres de couleur ont été dûment et officiellement affranchis, alors que le marronnage est un refus de la logique esclavagiste et n’entraine pas l’affranchissement.

[21] Le problème de fond n’est pas tant une question de quantité – même si, évidemment, le nombre est un indicateur – que de se demander quelle influence, quel impact peuvent susciter le cumul sur le long terme de toutes les expériences de marronnage, tous esclaves confondus, auprès d'une population servile par ailleurs en profonde transformation (fort accroissement numérique, modification des proportions des différentes « nations » …). Cette question reste grande ouverte ; voir dans le marronnage pris dans son ensemble le moteur de la future révolution haïtienne me semble excessif, mais a contrario le considérer comme phénomène marginal reste discutable. Ainsi, dans le cas – très particulier il est vrai – du marronnage-grève : en mai 1782, pour l’habitation Noé-d’Héricourt (Acul-du-Nord), l’atelier sucrier (une soixantaine d'esclaves) marronne une semaine environ, probablement en raison de la mauvaise attitude d’un cadre blanc à son égard. Une fois satisfaction obtenue auprès du gérant, les marrons reviennent et chacun reprend son poste. Pas de quoi chambouler le monde, en apparence, sauf que cet atelier a connu une expérience d'action collective et ne va pas l'oublier, devenant même l’un des détonateurs de la révolte d’août 1791.

[22] Voir GEGGUS (David), « Saint-Domingue, le Marronnage et la Révolution Haïtienne », Actes du colloque « Sociétés marronnes des Amériques », Saint-Laurent-du-Maroni, Matoury (Guyane), Ibis Rouge, 2015, pp. 99-110.

[23] Selon la Description (…) de l’isle Saint-Domingue de l’avocat Moreau de Saint-Méry (Philadelphie, 1797), on compte à la veille de la Révolution 170 000 (peut-être 180 000) esclaves dans le Nord (avec un rapport 9 hommes pour 7 femmes), 168 000 dans l’Ouest (rapport 8 hommes pour 7 femmes), 114 000 dans le Sud rapport 8 hommes pour 7 femmes). Au total (452 000), on obtient 44,5% de femmes pour 55,5% d’hommes esclaves.

[24] L’examen des actes notariés passés par des libres de couleur montre qu’ils ne savent pas tous lire ni écrire, loin s’en faut, ce qui entrave fatalement l’accès à la presse. Par ailleurs, ne pas oublier que les Affiches Américaines sont distribuées par abonnement, c’est donc une publication au cercle de diffusion resserré mais soucieux d’être informé.

[25] Un peu plus de 30 000 nouveaux arrivés chaque année, entre 1783 et 1790 (soit un total d’environ 247 000 esclaves en seulement huit ans, et encore 25 000 arrivés en 1791). Voir la base de données www.slavevoyages.org.

[26] Sans oublier les trafics de nourriture (viandes ou farines avariées) pouvant conduire à des intoxications alimentaires, comme l’a par exemple souligné John Garrigus dans The Plantation Machine, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2016 (ouvrage écrit en collaboration avec Trevor Brunard).

[27] En témoigne par exemple cette annonce d’arrivée de vaisseau négrier : « Le navire La Flore, de Nantes, capitaine Pacaud, est arrivé sur cette rade [Le Cap] le 28 du mois dernier avec une très belle cargaison de nègres Congos traités à Mozambique » (12 avril 1786).

[28] Quand le maître ou le geôlier donne une fourchette d’âge, j’ai pris le parti de prendre l’âge le plus jeune.

[29] « Jean-Louis, congo, âgé de 34 ans, petite taille, Magdeleine, congo, taille ordinaire, âgée de 30 ans, marrons avec leurs deux enfants [Philippe et Baptiste] dans la nuit du 4 au 5 du courant [avril], de l'habitation Lamahotière à la limite de Plaisance, paroisse des Gonaïves : le nègre est étampé FB, la négresse IB, les enfants sans étampe, dépendants de la succession de la veuve Bernard N.L. laquelle succession se trouve entre les mains de Chaillou de Kermouster, pour avoir acheté tous les droits et prétentions successifs du nommé Jean-Jacques Bernard, N.L., son fils, qui s'est jusqu'à présent, seul porté héritier de sa mère, Ceux qui en auront connaissance sont priés d'en donner avis à M. de Kermouster, sur ladite habitation, ou à M. Bressant, Notaire, aux Gonaïves. Il y aura récompense. On se promet de la part des cohéritiers, qu'ils ne favoriseront pas lesdits nègres dans leur marronage. On soupçonne qu'ils sont allés vers la Brande pour se rendre peut-être, de là, au Moustique. Ils étaient, dit-on, précédés de quelqu'un monté sur un mulet, ce qui ferait croire qu'ils ont été soutirés [enlevés] » (20 avril 1785). Cette petite famille, restée dans les environs, est capturée un peu moins de deux mois plus tard et placée à la geôle du Port-de-Paix (15 juin 1785).

[30] Pour une approche détaillée (pour l’année 1790) pouvant servir de comparaison, voir GEGGUS (David), « On the Eve of the Haitian Revolution: Slave Runaways in Saint Domingue in the Year 1790 » in Gad Heuman, ed., Out of the House of Bondage: Runaways, Resistance, and Marronage in Africa and the New World, London: Frank Cass, 1986, pp. 112-128.

[31] En valeurs absolues, le nombre d’esclaves urbains aurait alors quadruplé, ou peu s’en faut, quand la masse totale des serviles n’aurait « que » doublé.

[32] Plaine du Cap : Bois-de-Lance, Haut-du-Cap, Morne-Rouge, Petite-Anse, Petit-Carénage, Plaine-du-Nord

Environs du Fort-Dauphin : Caracol, Limonade, Maribaroux, Ouanaminthe, Terrier-Rouge, Trou-du-Nord

Port-de-Paix et environs : Le Borgne, Le Limbé, Plaisance, Port-de-Paix, Port-Margot

Haut-Pays : Le Bonnet, Le Dondon, Grande-Rivière-du-Nord, Gros-Morne, Jacquezy

[33]Pour l’Ouest :

Plaine Cul de Sac : Croix-des-Bouquets, Cul-de-Sac

Gonaïves et environs : Gonaïves, Port-à-Piment, Jean-Rabel, Morne-Saint-Nicolas

 

Pour le Sud :

Jérémie et environs : Jérémie (+ Baradaires, Cayemites), Grande-Anse, Cap Dame-Marie, Tiburon

Les Cayes et environs : Les Cayes, Coteaux, Torbeck

Petit-Goâve : Petit-Goâve, Fond-des-Nègres

Nippes et environs : Nippes, Petit-Trou

[34] Rappel des chiffres : le recensement de capitation pour 1769 indique 87 435 esclaves pour le Nord, 82 844 pour l’Ouest, 50 374 pour le Sud. Le recensement de l’Etat des finances… du chevalier de Proisy indique, pour 1789, 164 097 pour le Nord,162 372 pour l’Ouest, 108 050 pour le Sud. Effectuer, par partie géographique, le rapport du nombre moyen de marrons sur l’effectif total d’esclaves présents, donne une vision globale qui souligne le doublement relatif des départs sur la période et le sous-enregistrement probable du marronnage dans le Sud dans les années 1760, mais ne fait pas apparaitre la hiérarchie selon le nombre de propriétaires libres de couleur.

[35] Autre cas, plus douteux, relevé dans les avis divers : « Il a été enlevé au bord de la mer, la nuit du 21 au 22 de ce mois, un canot avec ses agrès et apparaux, dans lequel il y avait un nègre nouveau qui est étampé JACQUES COMTOIS AU CAP » (présenté comme mulâtre libre et pêcheur) (28 mai 1783). Enlèvement ou évasion ?

[36] À l’instar de Marthe, mandingue, 20 ans, « laquelle a dit appartenir à la nommée Marguerite, N.L. en ville, arrêtée dans les casernes du régiment d’Enghien » (8 août 1780, geôle du Cap). S’agit-il d’un refuge avec complicité de soldats ou d’esclaves affectés aux casernes ?

[37] Entre autres cas, celui de « Thérèse, de nation aya, sans étampe, âgée d’environ 50 ans, remplie de douleurs, se disant à Antoine n.l. à la Grande-Rivière, arrêtée dans la Petite-Guinée [quartier du Cap où vivent de nombreux libres de couleur] » (geôle du Cap, 16 décembre 1789).

[38] Ainsi, « un mulâtre nommé Jacques conduit en prison par un sergent de police qui l’a pris entre les mains d’un nègre, nommé Alexandre, appartenant au roi [esclave du domaine royal]» (26 septembre 1770, geôle du Cap) ; ou encore « Nicolas Franque, créole de Curaçao, sans étampe apparente, âgé d’environ 30 ans, ayant l’œil droit plus petit que l’autre, se disant libre et navigant dans la chaloupe de Simon, nègre libre » (8 septembre 1773, geôle de Léogane).

[39] L’article 39 du Code Noir, qui punit d’amendes exorbitantes les complices – qu’ils soient blancs ou libres de couleur – facilitant la fuite de marrons, ne devait pas être assez dissuasif aux yeux des autorités coloniales, pour que la peine frappant les libres de couleur soit ainsi aggravée… En 1769, les Affiches Américaines rappellent que cette sanction n’est pas pure théorie : « Il a été rendu un arrêt du conseil supérieur de cette ville [Port-au-Prince], en date du 22 février dernier [1769], qui déclare le nommé Laurent Macé, nègre libre, dûment atteint et convaincu d’avoir retiré chez lui Baptiste et Marie-Louise, nègre et négresse esclaves marrons ; pour réparation de quoi déclare ledit Laurent Macé et Marie Agnès, négresse libre, sa femme, déchus de leur liberté, conformément à la déclaration du roi du 10 juin 1705 ; en conséquence, ordonne que lesdits Laurent Macé et Marie Agnès seront vendus au profit du roi ; condamne ledit Laurent Macé en l’amende de cinquante livres envers Sa Majesté, et déclare ses biens acquis et confisqués au profit du roi » (1er mars 1769).

[40] Ainsi cet avis de recherche : « Jean, créole du Cap, étampé PROVOYEUR, et au-dessous, AU HAUT DU CAP, jouant du violon et un peu maçon, est marron depuis le mois de juillet 1785. Ceux qui en auront connaissance sont priés d'en donner avis au nommé Provoyeur au Haut-du-Cap, qui présume que ledit nègre est soutiré par sa mère, nommée Julie, N. L. Il a déjà été trouvé sur l’habitation de feu M. Huel, dans le morne du Cap » (28 août 1786).

[41] « Le nommé François Colin, mulâtre libre, résidant au Cap depuis près de trois mois, prévient le public que M.  Bigrel de Grandclos, greffier en chef à Saint-Marc, s’est trompé dans l’avis qu’il a fait insérer dans la feuille du Port-au-Prince n°65 du 16 août dernier ; que sa négresse marronne nommée Marie, créole, était soupçonnée d’avoir suivi un mulâtre fugitif nommé Colin ; que ce mulâtre libre, tailleur de son métier, ne l’a aucunement soutirée ; qu’il n’est pas fugitif, n’ayant quitté Saint-Marc qu’avec un permis de M. Couague, commandant, pour s’embarquer sur le Poisson Volant, dont M. Nicolas est armateur et capitaine ; ce qui est aisé à vérifier sur le rôle déposé au bureau des classes de Saint-Marc, où ledit permis est resté ; enfin que ledit nommé François Colin prévient ledit sieur Bigrel de Grandclos que sa négresse est à la geôle du Cap depuis le 18 août dernier ; qu’elle dit se nommer Marie-Zabeth, être libre, et qu’elle est étampée G. TAGON AU CAP presque illisible, a été ramenée de l’Espagnol où elle a été arrêtée, ainsi que ledit sieur de Grandclos peut le voir dans le n°34 de la feuille du Cap » (22 septembre 1787).

[42] Avis de recherche du 10 juillet 1781 concernant l’évasion de « Jouannès, créole de Curaçao ».

[43] « Galathée, dite Marie-Louise, congo, disant appartenir à M. de Cournoyer, lieutenant-colonel au régiment du Port-au-Prince (…) âgée d’environ 25 ans, déclarant avoir été enlevée par le nommé Papot, m.l., boucher au Cap, demeurant à la Petite-Guinée, et vendue à Pierre Monsion, aussi m.l., demeurant à la Materie, arrêtée aux Limites » et placée à la geôle du Fort-Dauphin (21 février 1789). Réel enlèvement à des fins de trafic clandestin d’esclave ou affabulation d’une marronne cherchant à passer dans la partie espagnole ?

[44] Cas du créole Pierre-Noël, « blessé au poignet gauche et à la tête de plusieurs coups de sabre par le nommé Noël Gambau, nègre libre, qui l’a arrêté à l’Acul-des-Pins » avant d’être conduit à la geôle du Fort-Dauphin (5 janvier 1788). Rappelons par ailleurs que l’administration coloniale dédommage le maître quand l’esclave est tué dans une chasse aux marrons.

[45]  Louis-Jacques, créole, étampé MOREL « se disant au nommé Jacques, son père, N.L., demeurant au Port-au-Prince » (15 mai 1781, geôle de Saint-Louis, à bonne distance du Port-au-Prince). Jean-Louis, grif, 24 ans, « se disant appartenir au nommé Jean Vaudreuille, M.L., son père, habitant à Mirebalais » (20 juillet 1782, geôle du Port-au-Prince). Jean-Baptiste, grif créole, étampe illisible, « se disant appartenir au nommé Jeannot, G.L. son père, habitant à Cavaillon » (13 décembre 1783, geôle de Saint-Louis). Ariette, créole, étampe DOVGE, « se disant appartenir à la nommée Thérèse, sa mère, N.L., habitante à Léogane » (même lieu et date). Noël-Denis, grif créole du Cap, étampé GBRUN, 20 ans, « se disant appartenir à la nommée Marie Douet, N.L., sa mère, demeurante au Cap » (28 octobre 1786 geôle Saint-Marc). Non réclamé (mensonge du fugitif ?), il est revendu en tant qu’épave à Saint-Marc (22 février 1787). On a aussi le cas troublant de « François, même nation [créole], fils d'une négresse libre, âgé de 12 ans ; et Adelaïde sa sœur, âgée de 9 ans, [qui] sont marrons depuis le 25 dudit mois de décembre dernier [1770]. Ceux qui les reconnaîtront, sont priés de les faire arrêter et d'en donner avis à Mrs Sabourin frères, huissier[s] au Boucassin. Il y aura récompense » (30 mars 1771). Ces huissiers sont-ils les maîtres ou simples correspondants de la mère ? À cette liste on peut aussi rajouter le cas de « Jean-Baptiste, se disant libre (…), lequel a dit avoir appartenu autrefois au nommé Jupiter, nègre libre, son frère » (20 juillet 1771, geôle Fort-Dauphin) (avant d’être affranchi par ledit frère ?).

[46] Voilà quelques exemples. Maître homme, esclave femme : Joseph Médor NL avec Françoise son esclave (30 juin 1777, registre paroissial du Cap), Jean-Louis Guérinot NL avec Marie-Madeleine son esclave (3 avril 1782, registre paroissial du Cap), ou encore Louis dit Bougon NL avec Marie-Jeanne son esclave (le 2 mai 1781, par devant Me Minée, notaire à l’Acul-du-Nord). Femme maîtresse, homme esclave : Françoise Alexis NL avec Louis son esclave (24 juillet 1777, registre paroissial du Cap), Élisabeth Jupiter NL avec son esclave Antoine (le couple a déjà un garçon, Pierre, 4 ans et 3 mois, qu’ils légitiment – 23 mai 1786, registre paroissial du Cap).

[47] A contrario, on trouve dans ce groupe un cas rarissime d’inoculation antivariolique : « Un nègre nouveau, nation cramanti, étampé J. DESLANDES, au-dessous P AU P, ayant été inoculé sur les deux bras » appartenant à Jeanne Deslandes, au Port-au-Prince (8 juin 1782).

[48] « Un nègre, créole, étampé HELIOT, âgé d'environ 19 ans, ayant l'œil droit marqué d'une taie de petite vérole, de grands pieds longs, les jambes maigres et sans mollet, est marron depuis le 20 du mois dernier. Ceux qui en auront connaissance sont priés d'en donner avis à la nommée Doré, mulâtresse libre demeurant au Port-au-Prince, et à laquelle il appartient » (8 février 1775). Absence réelle (hérédité, accident ?), malformation due à une maigreur excessive (carences alimentaires ?) ou mutilation ?

[49] La destinée de l’esclave qui lui est lié est peu banale : « Télémaque dit Louis, congo (…) disant avoir appartenu il y a environ 13 ans au sieur Jean-Baptiste Matthieu, navigateur du Cap à Jean-Rabel, qu’ayant été pris par les Anglais, il a été vendu à l’audience de la Providence à feu Jean Noël, mulâtre anglais, capit.[aine] d’un bateau nommé La Bégueule ; ledit nègre a été amené de France sur Le Henri, de Nantes, par ordre de la cour » (11 janvier 1775). Télémaque, 30 ans, est placé à la geôle du Port-au-Prince (il aurait été capturé par les Anglais à l’extrême fin de la guerre de Sept Ans ?).

[50] À titre d’illustration, les peintures génériques et idéalisées d’Agostino Brunias montrant des marchandes de tissus ou des habitantes affichant leur réussite sociale, peintures effectuées à la Dominique, sont transposables à la société domingoise en ce sens qu’elles soulignent la montée en puissance du groupe des libres de couleur, montée particulièrement importante et rapide dans la partie française de Saint-Domingue.

[51] Notamment Adélaïde, Antoine, Baptiste, Cadet, Catherine, Charles, François/e, Jacques, Jean (et déclinaisons), Jeanne, Joseph, Louis/e, Magdeleine, Marguerite, Marie (et déclinaisons), Nicolas, Pierre, Rose, Sanite, Zabeth.

[52] GARRIGUS (John D.), « Saint-Domingue’s Free People of Color… », op. cit., p. 50.

[53] Succession du nommé Moreau, quarteron libre : vente « d’une griffe nommée Marguerite dite Moreau et de ses deux enfants » (« Marie, négritte, âgée d’environ 2 ans, et une petite mulâtresse à la mamelle » (1er mai 1776) ; succession Jean-Baptiste Le Riche : vente d’« effets et d’une négresse » (7 mars 1778) ; succession de Balthazar, ML : « de deux jeunes nègres propres à faire des valets, qui ont deux ans de colonie, l’un nommé Lafortune, âgé de 14 ans, l’autre Ladouceur, âgé de 13 ans, estimé chacun 1200 livres » (31 mars 1778) ; succession de la défunte Dougé Daguin, au Port-au-Prince : « 5 négresses marchandes et blanchisseuses et un nègre domestique » (25 septembre 1788) ; succession de Marie-Jeanne, ML, décédée au Mirebalais en 1785 : vente au Port-au-Prince « une négresse nommée Marie-Jeanne, 34 ans, et ses quatre enfants nommés Jean-Baptiste, âgé d’environ 14 ans, Jacques-Etienne âgé de six ans, Pierre âgé de trois ans et une petite négrillonne anonyme âgée de 3 mois » (2 octobre 1788) ; succession de Jacques Jason, ML « ayant vécu habitant au quartier de l’Acul ») « d’un nègre et d’une négresse » (Cap, 15 avril 1789). Effets à vendre : « Une forte négresse, bonne blanchisseuse, marchande et confiturière, à vendre au comptant. Il faut s’adresser à la veuve de Pierre, négresse libre, demeurant au bout de la rue des Trois-Chandeliers, au Cap » (31 août 1779) ; vente de « plusieurs négresses ménagères, cuisinières, blanchisseuses et repasseuses, ainsi que plusieurs meubles. S’adresser à Charlotte Charrier, ML, rue Royale » (au Cap, 22 avril 1789) ; à vendre « une négresse nation nago, âgée de 26 à 27 ans, bonne blanchisseuse, ménagère et faisant la cuisine, n’ayant d’autre défaut que celui de ne pas vouloir servir une négresse libre, à qui elle appartient » (une certaine Gabrielle NL ; au Cap, 15 décembre 1784). Dans ce dernier cas, s’agit-il d’une mésentente – pour incompatibilité d’humeur, défaut d’obéissance ? –, la maîtresse vend-elle cette esclave pour s’en débarrasser ? Cette liste n’est pas exhaustive.

[54] Voilà quelques caractéristiques de ce petit groupe de marrons. Femmes : 54 (46%), hommes 62 (54%). Géographie : 60 cas dans le Nord, 50 dans l’Ouest, 4 dans le Sud, 2 de la partie espagnole ; 68 venant du milieu urbain (dont 37 du Cap, 19 du Port-au-Prince, 6 de Saint-Marc, 4 du Fort-Dauphin), 42 du milieu rural, 6 incertains ; 75 cas d’étampage (62%). Les groupes dominants sont les créoles (49) et les congos (31), et un peu plus des deux tiers a entre 18 et 30 ans. Trois évadés portent ensuite un nabot au pied, et un a perdu une oreille. On trouve parmi les libres de couleur les mêmes professions ou activités que celles relevées précédemment ; ces propriétaires sont pour 44% des femmes et pour 56% des hommes.

[55] À l’instar de la thèse de John Garrigus sur le quartier d’Aquin : A Struggle for Respect: The Free Coloreds of Saint-Domingue, 1760-69. Ph.D. diss., The Johns Hopkins University, 1988.

Article de Jean-Louis Donnadieu, en lien avec celui-ci

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