« Libres de couleur » propriétaires d’esclaves : en Martinique aussi
Par Jean-Louis DONNADIEU © 2023
Dans un article mis en ligne début décembre 2023 sur le site Expressions Plurielles, je faisais état du phénomène du marronnage d’esclaves dont les maîtres étaient des « libres de couleur » – c’est-à-dire d’anciens esclaves affranchis ou leurs descendants directs –, dans la colonie française de Saint-Domingue, durant le quart de siècle qui précédait la Révolution devant conduire à l’indépendance d’Haïti. Que d’anciens esclaves aient été à leur tour des esclavagistes est un sujet qui peut surprendre certains, mais n’en est pas moins bien réel, et a concerné l’ensemble des colonies de plantations, aux Amériques ou en Afrique ou dans l’océan Indien. En ce qui concerne la Martinique, j’ai publié en 2021 un article qui souligne ce phénomène, bien installé une décennie avant l’abolition de 1848[1]. En voici résumées les grandes lignes.
La documentation sur laquelle je me suis fondé est un tableau de chiffres que possédait le général Bertrand – intime de l’empereur Napoléon 1er, ayant par ailleurs hérité de deux sucreries dans le sud de l’île – ce qui le conduit à y séjourner de 1837 à 1839 puis en 1842-1843. Ces relevés officiels[2], qu’il a probablement demandés au gouverneur de l’époque, permettent d’établir des statistiques ; on n’a donc pas ici de vision de cas individuels mais un panorama d’ensemble et par paroisse car on y trouve, lieu par lieu, à la fois le détail démographique mais aussi des cultures et des propriétés. L’année précise de ces chiffres n’est pas indiquée, mais décrit la situation autour de 1835. À cette époque, en valeurs absolues, l’île compte alors environ 115 700 habitants, dont 37 700 sont libres (8 900 blancs, 28 800 libres de couleur), et 78 000 esclaves ; pour le dire autrement, en ordre de grandeur, sur trois personnes vivant alors en Martinique, une est libre (blancs et libres de couleur) tandis que deux sont esclaves.
Il s’agit alors d’une Martinique aux trois-quarts rurale ; un peu moins d’un Martiniquais sur quatre est un citadin, quelle que soit sa condition.
Concernant la question de la propriété, voilà un graphique qui résume l’ensemble.
Environ une décennie avant l’abolition de l’esclavage, les libres de couleur martiniquais sont donc propriétaires de 17,4% de l’ensemble des esclaves, de presque 10% des terres (mais on ne voit pas d’habitations sucrerie, plutôt des places à vivres et des caféières, ou l’acquisition de friches à mettre en exploitation). Ces libres de couleur détiennent aussi 11,4% du cheptel animal (davantage de chevaux, bovins et cochons que les blancs). Si on veut creuser un peu plus, chaque libre de couleur serait théoriquement propriétaire de 3 esclaves et de 2 hectares de terre, tandis que chaque blanc aurait 8 esclaves et 10 hectares de terrain ; entre blancs et libres de couleur, le niveau de vie moyen montre donc un écart important. Ce ne sont là évidemment que des indications abstraites, la réalité étant plus subtile, du fait d’une concentration de la richesse à l’intérieur de chaque catégorie : il y a quelques libres de couleur propriétaires cossus tandis que la plupart n’ont guère pour vivre que leurs bras et leur savoir-faire (les « talents » - compétences, métiers – que ces personnes ont pu acquérir ayant favorisé le développement d’une catégorie d’artisans ou de pêcheurs). Parallèlement, il y a bien des différences entre le « petit blanc » et l’habitant sucrier…
En ce qui concerne les villes de Saint-Pierre et du Fort-Royal (Fort-de-France aujourd’hui), on remarque que les libres de couleur sont propriétaires de 38,5 % du bâti, une indication intéressante qui souligne une tendance importante à résider dans ces deux centres, tournant ainsi le dos à la terre (symbole de travail servile ?), estimant probablement que l’avenir s’écrit davantage en milieu citadin que rural.
Au-delà de cette vision du moment, on peut tirer une déduction non négligeable par rapport à la notion désormais à la mode de « descendant d’esclaves » (par-là, entendre « descendant de victimes ») mise en avant dans l’actuel contexte du débat sur les « réparations » de l’esclavage. Cette notion se trouve bousculée quand on regarde l’histoire en face, du fait que certains descendants aujourd’hui peuvent rencontrer, dans leur lignée ancestrale, non seulement des aïeuls esclaves mais aussi… des aïeuls esclavagistes. Car les faits sont têtus et les dénégations n’y changent rien.
Ces éléments statistiques sont donc juste l’indication qu’existait une société bien plus complexe et nuancée qu’une vision manichéenne le laisse entendre. Beaucoup reste à faire pour en savoir plus sur ces libres de couleur martiniquais, et sur les esclaves dont ils étaient maîtres, car tout ceci s’incarne et mérite d’être illustré. À titre d’exemple, on peut ici rappeler la figure du mulâtre Cyrille Bissette (1795-1858), maître de terre et d’esclaves – qui plus est apparenté à l’impératrice Joséphine –, cependant obligé de quitter la Martinique à la suite d’un procès inique et de traitements humiliants. Se retrouvant à Paris, il fonde en 1834 la Revue des colonies ; en une spectaculaire volte-face par rapport à son ancienne condition, il se jette alors avec rage dans la bataille contre l’injustice et milite activement pour l’abolition immédiate de l’esclavage. Voilà un personnage dont le rôle est méconnu, Schoelcher lui ayant fait de l’ombre… Un personnage à rejeter – car un temps possesseur d’esclaves – ou à accepter dans sa complexité ?
Jean-Louis Donnadieu
[1] DONNADIEU (Jean-Louis), « La Martinique des propriétaires dans les années 1830, ou l’arrière-plan complexe des débats abolitionistes », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe n°190, septembre-décembre 2021, p. 29-48 ; lien direct : https://www.erudit.org/fr/revues/bshg/2021-n190-bshg06948/1088449ar/
[2] Consultables aux Archives Nationales d’Outre-mer (dossier Bertrand cote FR ANOM 183 APOM).
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