Quand la Martinique faisait écho à La Réunion
Quand la Martinique faisait écho à La Réunion,
ou la voix de Louis-Timagène Houat
relayée par Cyrille Bissette (1836-37)
Deux champions méconnus de l’abolition de l’esclavage – un Réunionnais et un Martiniquais – ont été associés en de singulières circonstances, dans les années 1830. Un combat à redécouvrir… et ancré dans l’actualité.
Voici deux hommes que bien des choses opposaient, en apparence. L’un avait été négociant, issu d’une famille aisée et, comme bien d’autres, propriétaire d’esclaves ; natif de Martinique, neveu de l’impératrice Joséphine, il avait participé en 1822 à la répression de la révolte d’esclaves du Carbet – qui menaçaient de tuer tous les maîtres et d’incendier le Fort-Royal – mais, un an plus tard, une flagrante injustice devait radicalement l’éloigner de son île natale. L’autre, fils d’un fort modeste affranchi originaire de l’île de France (Maurice aujourd’hui), et lui-même natif de l’île Bourbon (La Réunion), tirait le diable par la queue pour survivre en donnant des leçons de musique dans la société bourbonnaise inégalitaire et esclavagiste d’alors, avant de connaitre une injustice tout aussi rude que celle de son homologue, et tout aussi impitoyable. A l’époque de la marine à voile, ces deux-là avaient bien peu de chance de se rencontrer, de par leur distance sociale et aussi la distance géographique entre la Caraïbe et l’océan Indien. Et pourtant… Ils avaient aussi des points communs : tous deux mulâtres, toisés de haut par certains esprits qui estimaient que jamais un homme de couleur ne vaudrait un blanc, frappés par des accusations sans preuves et subissant la brutalité de sanctions aveugles, ils avaient finalement fait leur le combat en faveur de l’abolition de l’esclavage et de l’égalité entre tous les êtres humains. Ils allaient donc se rencontrer. Par l’écrit d’abord, en attendant de se retrouver, à Paris. Leurs noms ? Cyrille Bissette (1795-1858), pour la Martinique, et Louis-Timagène Houat (1809-1883) pour la Réunion. Deux illustres méconnus à découvrir.
Une lettre en forme d’appel à l’aide
Durant l’été 1836, à Paris, alors qu’il dirigeait la Revue des colonies (qu’il avait fondée en 1834), Cyrille Bissette reçut une lettre écrite de la prison de Saint-Denis (île Bourbon) quelques semaines plus tôt (le 4 mai 1836 précisément) et à lui destinée – preuve que la réputation de la Revue des Colonies était grande. On ne sait quelle tête il fit en lisant cette missive, mais il décida de la publier intégralement sous le titre « Lettre d’un prévenu dans l’affaire de l’île Bourbon » dans la livraison en préparation (n°3, septembre 1836) tant le scandale dénoncé lui semblait grand, et tant il lui rappelait probablement sa propre histoire. Cyrille Bissette se replongea-t-il dans cette année 1823 quand furent découverts chez lui plusieurs exemplaires de la brochure De la situation des gens de couleur libres aux Antilles Françaises qui dénonçait l’esclavage dans les colonies et réclamait l’égalité des droits entre hommes libres ? Toujours est-il qu’accusé sans preuve d’en être l’auteur, il fut condamné au bannissement hors de France. Il fit appel, mais est alors condamné aux galères ! Et la machine infernale s’emballe : marquage public au fer rouge, transport au bagne de Brest ; puis la cour de Cassation casse le procès et renvoie l’affaire devant la cour de la Guadeloupe… Résultat relativement clément : dix ans de bannissement des colonies françaises. Se retrouvant alors à Paris, Cyrille Bissette se jette dans la bataille contre pareilles injustices et pour l’abolition immédiate de l’esclavage (sa Revue publie un projet en ce sens dès juillet 1835). On comprend donc que le sort de Louis-Timagène Houat ne lui ait pas été indifférent : le discret maître de musique avait pour projet de fonder à Saint-Denis une école pour les enfants modestes issus du petit monde des affranchis et plaidait inlassablement en faveur de l’égalité et de l’émancipation… Mais pareilles positions indisposaient sérieusement les autorités et les grands propriétaires de l’île Bourbon, qui finirent par l’accuser faussement d’être impliqué dans un projet de révolte d’esclaves à Saint-André et, en décembre 1835, le firent tout aussi injustement jeter en prison avec quelques soi-disant comparses de ce complot imaginaire. C’est de prison que Louis-Timagène Houat écrit à la Revue des colonies pour dénoncer la répression qui le frappait et ses conditions de détention. Dès le début, la Revue des colonies suit l’affaire, et le procès qui en découle, dans chacun de ses numéros, jusqu’au verdict final qui, en juin 1837, condamne Louis-Timagène Houat à la détention à perpétuité, peine ensuite commuée en bannissement. Un exil politique qui en dit long sur la marge de manœuvre dont les magistrats jouissaient à Bourbon – appuyés par le gouverneur – alors que le roi Louis-Philippe avait accordé l’amnistie ![1] Voilà donc Louis-Timagène Houat voguant pour la métropole…
La plume comme arme
On aimerait bien savoir ce que Bissette et Houat se sont dit lors de leur rencontre physique, à Paris ! Et de là, comment Houat s’introduisit dans les cercles abolitionnistes de la capitale… Quoi qu’il en soit – et alors que la Cour de Cassation annule la sentence qui frappait Louis-Timagène Houat – notre banni est reçu en audience par le roi Louis-Philippe, qui lui permet d’entreprendre des études de médecine en métropole. Parallèlement, Louis-Timagène Houat publie un premier opuscule en vers, Un proscrit de l’île de Bourbon à Paris (1838), dans lequel il relate son aventure et fait part de ses espoirs en l’avenir. Puis, en 1844, parait son roman Les Marrons, afin d’attirer l’attention des Français de métropole sur le sort des esclaves et la répression que subit le marronnage. Le livre fait scandale au point d’être interdit partout, tant en métropole que dans les colonies, et va alors tomber dans l’oubli, durant un bon siècle et demi, jusqu’à sa redécouverte. Cet ouvrage est considéré par certains comme le premier roman réunionnais, assertion à nuancer toutefois si on tient compte du roman inachevé d’Eugène Dayot Bourbon pittoresque, paru en feuilleton la même année, et la parution (en 1838) des Salaziennes d’Auguste Lacaussade. Cela étant, devenu médecin, Louis Timagène Houat va se consacrer à des publications scientifiques et est considéré comme un des pères de l’homéopathie française. Joli parcours finalement pour un petit bonhomme parti de rien, mais fort de ses convictions et d’une volonté inébranlable, convaincu de la justesse de ses vues et espérant que la France reconnaitrait tous ses enfants et les aimerait de façon égale, voyant aussi dans le métissage une solution pour dépasser les clivages entre catégories de population.
Entre-temps
La politique a aussi ses injustices. On sait que la figure de Victor Schoelcher a réussi à quasiment incarner, voire monopoliser le combat abolitionniste, alors qu’il était loin d’en être le seul partisan et artisan. Seulement, les circonstances et un certain entregent, les querelles d’ego et autres maladresses des uns et des autres ont permis à Schoelcher d’être une figure de proue. De fait, Cyrille Bissette n’a pas fait partie de la commission chargée d’élaborer le projet de décret d’abolition du 27 avril 1848. En Martinique, son association électorale pour la députation de 1849 avec le propriétaire libéral Auguste-François Pécoul soulève une controverse qui profite aux partisans de Schoelcher (devenu un adversaire politique direct). Résultat : à partir de là, la carrière politique de Cyrille Bissette va être en demi-teinte et sa personne marginalisée, sinon oubliée de beaucoup.
Dans notre société actuelle, traversée par tant d’interrogations sur ce passé sensible, il n’est pas indifférent de redécouvrir la multiplicité des acteurs et des initiatives ayant conduit à l’abolition de 1848. Les esclaves eux-mêmes, bien sûr, mais aussi des individualités qui, de par leur implication et leur parcours, ont aussi pris part au débat et sont donc à rappeler. Ainsi, Cyrille Bissette mérite d’être bien mieux connu qu’il ne l’est aujourd’hui. Quant à Louis-Timagène Houat, n’en parlons pas… Ou plutôt, si, parlons-en !!! Longtemps tombées dans l’oubli, sa vie et son œuvre sont aujourd’hui redécouvertes, et méritent tout autant d’être rappelées tant elles sont inspirantes… et d’actualité.
Prolongement aujourd’hui
Car il existe aujourd’hui, à La Réunion, un prolongement inattendu à l’engagement de Louis-Timagène Houat, fruit de la mobilisation de l’association Kartyé Lib Mémoire & Patrimoine Océan Indien. Tout d’abord le marquage du territoire, avec l’inauguration récente (fin 2021) d’un buste à sa mémoire et à son œuvre (au « Jardin de la Mémoire »[2] de la commune de Saint-André). Et une action au long cours, en faveur de la réhabilitation du site de la vieille prison (désaffectée) au centre-ville de Saint-Denis, où ont été incarcérés bien des esclaves marrons capturés, des marins à forte-tête, des engagés divers (venus après 1848)… et aussi Louis-Timagène Houat, seulement coupable d’idées trop avancées pour les grands propriétaires réunionnais du premier tiers du XIXe siècle. Que faire du lieu, devenu friche urbaine ? Construire des logements sociaux ou en faire un lieu de mémoire et de rencontres (le site est inscrit comme « lieu de mémoire associé à la route de l’esclave » par l’UNESCO) ? La question est sensible, pas encore tranchée. En parallèle à l’action en faveur d’une réhabilitation tenant compte de l’histoire, se tiennent aussi des colloques internationaux relatifs à l’univers carcéral et à l’esclavage dans l’océan Indien, tout en dressant des passerelles en direction de la Caraïbe, ne serait-ce qu’avec la figure de Toussaint Louverture, qui finit prisonnier politique dans une cellule du fort de Joux… Affaire à suivre, donc !
Jean-Louis DONNADIEU
Docteur en histoire, enseignant en lycée, auteur de plusieurs livres, d'une cinquantaine d'articles de recherche sur l'empire colonial français.
[1] On peut rapprocher cette latitude de celle survenue durant la Révolution, quand la Convention décrétait l’abolition de l’esclavage (1794) mais que les autorités locales de La Réunion décidaient de ne pas l’appliquer.
[2] Ce jardin rassemble, gravés sur pierre, les noms de tous les esclaves affranchis à Saint-André en 1848.
Références (sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France)
Lettre de Louis-Timagène Houat datée du 4 mai 1836
Revue des Colonies, 3e année, n°3, septembre 1836, pages 117-122
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5458250d.image.r=houat.f21.langFR
Toute l’affaire Houat dans la Revue des colonies :
« Lettre d'un prévenu dans l'affaire de l'ïle Bourbon »
Décembre 1836
https://gallica.bnf.fr/blog/01012013/lesclavage-selon-louis-timagene-houat-1844?mode=desktop
(compilation de la BnF)
Un proscrit de l’île de Bourbon à Paris
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5544143n.r=houat.langFR#
Les Marrons
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56518249.r=les%20marrons%20%20houat?rk=21459;2#
Maquette du buste à la mémoire de Louis Timagène Houat au « Jardin de la Mémoire » de Saint-André (Réunion) présentée le 7 octobre 2021 (œuvre du sculpteur Henri Maillot) ; le modèle en bronze a été inauguré 20 décembre 2021, jour officiel de l’abolition de l’esclavage à La Réunion (dit aussi « Fête cafre », « Fèt kaf ») – opérations à l’initiative de l’association Kartyé Lib-MPOI (https://www.facebook.com/KartyeLibMPOI/)