Pierre Gaussens, théories décoloniales et Frantz Fanon

Publié le par Aurore Holmes

Pierre Gaussens, théories décoloniales et Frantz Fanon

Pierre Gaussens est enseignant, sociologue et chercheur au Collège du Mexique. Il a dirigé avec Gaya Makaran des recherches sur les théories décoloniales avec un groupe de personnes d'horizons divers, sur le plan géographique (neuf pays représentés) mais aussi professionnel réunissant universitaires et militants. Le résultat est un un essai critique sur les théories décoloniales dont le titre est inspiré du livre de Frantz Fanon :  Piel blanca, máscaras negras. Crítica de la razón decolonial, éditions Bajo Tierra, 2020 [Peau blanche, masques noirs. Critique de la raison décoloniale].

(Image de couverture : Le DDV.)

Frantz Fanon

Frantz Fanon

Ainsi la référence à Frantz Fanon rejoint clairement les convictions de la psychiatre Alice Cherki qui a côtoyé ce dernier durant plusieurs années à l'hôpital de Blida, près d'Alger.

Dans un entretien du 22 décembre 2021, avec la revue en ligne Le DDV, Pierre Gaussens affirme la distorsion subie de la pensée et de l'oeuvre de Frantz Fanon :

"La théorie décoloniale s’appuie sur une redécouverte d’auteurs et d’ouvrages de la tradition anticoloniale qui est souvent opérée d’une façon contestable, parfois ouvertement révisionniste. C’est typiquement le cas avec Frantz Fanon, dont la pensée est récupérée, revue et détournée. La richesse de son œuvre et la complexité de ses idées sont dissoutes dans la théorie décoloniale. C’est ainsi que la dialectique de la colonisation disparaît dans un antagonisme binaire entre métropole et colonies, entre mondes « blanc » et « non blanc », que la métaphore de la couleur de peau devient réalité, que l’homme noir supplante le communiste, que la lutte des classes se mue en choc des civilisations et l’exploitation en racisme, abandonnant de la sorte ce qui fait la puissance de l’œuvre de Fanon : son profond humanisme, son internationalisme et son universalisme, n’en déplaise à ses promoteurs."

Les théories décoloniales aboutissent à l'opposé de leurs objectifs par la dévalorisation des minorités en les dépouillant de toutes complexités.

"Une fois poussée la logique décoloniale à son terme, c’est effectivement la figure rousseauiste du « bon sauvage » qui réapparaît d’une façon tout à fait paradoxale. Les conséquences sont funestes, car cela conduit à enfermer une fois de plus les peuples originaires, indigènes et afro-descendants dans une bulle qui renvoie à une pureté originelle fantasmée, non « contaminée » (par l’Occident, les « blancs » etc.), ce qui condamne ces peuples à une condition prémoderne et ferait d’eux des fossiles vivants. Cela se traduit également par une défense des « épistémés opprimées » qui oscille entre misérabilisme philanthropique et exaltation millénariste, pour paraphraser Pierre Bourdieu."

En repositionnant la "race" au centre de leurs débats, ils écartent les visions humanistes et réduisent les peuples à des blocs identitaires.

"La théorie décoloniale repose sur une vision du monde profondément culturaliste, dans laquelle la « race » est le facteur principal. [...] C’est pour cette raison que nous parlons d’une perspective réactionnaire, qui enferme les peuples dans des identités figées et confrontées entre elles. Cette vision des choses est extrêmement dangereuse parce qu’elle nie la complexité du monde, en réduisant tout à des questions identitaires et culturelles, et qu’il est nécessaire de se rappeler, en outre, que faire de la « race » le moteur de l’Histoire est le propre de l’idéologie nazie."

Publié dans Société, Actualités, Opinions

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