Les liens méconnus entre Indes orientales et Indes occidentales au XVIIIe siècle
« Bonjour madras ! Ou retour sur les liens méconnus entre « Indes orientales » et « Indes occidentales » dans l’espace colonial français (XVIIIe siècle) », DONNADIEU Jean-Louis), Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe n°198, mai-août 2024, pp. 133-162
Par © Jean-Louis DONNADIEU Agrégé d’histoire-géographie, enseignant au Lycée Ozenne de Toulouse, docteur en histoire.
Image de couverture - domaine public, Les magasins de la Compagnie des Indes à Pondichéry, gravure de 1769.
Bonjour madras ! Ou retour sur les liens méconnus entre « Indes orientales » et « Indes occidentales » dans l’espace colonial français (XVIIIe siècle)
Le marquis de Bouillé, sur le départ après avoir été gouverneur de la Guadeloupe de 1768 à 1771, aurait composé la fameuse chanson « Les adieux de la créole » (« Adieu foulards, adieu madras… »), qui évoque une belle mulâtresse vêtue avec recherche et parée de bijoux, dont l’image s’est imposée depuis comme le modèle de l’élégance antillaise. Sans probablement le vouloir, l’auteur témoignait aussi du succès certain, dès la fin des années 1760 et probablement déjà bien avant, d’un tissu d’origine indienne devenu depuis indissociable de cette élégance, au point qu’on en oublie que cette étoffe provenait de très loin, tout comme on a peine à se souvenir que bien d’autres productions des « Indes orientales » (les Indes au sens premier du terme) – qu’elles soient sous influence française ou pas – arrivaient aux « Indes occidentales » (l’espace caribéen).
Cela s’explique aussi du fait que nombre d’études sur le monde caribéen des XVIIe-XVIIIe siècles restent assez compartimentées, de par le cadre géographique sinon linguistique (on s’intéresse à la Guadeloupe, la Jamaïque, Curaçao, Saint-Domingue, l’espace néerlandais, la sphère espagnole ou les colonies anglaises, etc.), si bien que les études transversales ne sont pas légion. La même remarque vaut pour la zone de l’océan Indien, un monde en soi peut-on penser. Le principe du commerce exclusif et la lenteur de la marine à voile ont aussi contribué à entretenir cette vision cloisonnée, avec comme schéma directeur des relations entre métropoles (centre) et colonies (périphérie) fixées selon un axe Nord-Sud. Or, quand on veut bien se pencher sur la nature des échanges et les personnes qui y étaient impliquées, la nuance s’impose d’emblée. Ainsi, au XVIIIe siècle. Le commerce maritime était déjà mondialisé, bien sûr à un degré nettement moins intense que de nos jours, mais cette réalité s’affirmait, y compris pour des itinéraires que l’on n’a pas à l’esprit de prime abord, à savoir entre colonies, entre périphéries, selon un axe Est-Ouest.
Le cas de la colonie française de Saint-Domingue, sur lequel nous allons particulièrement nous pencher de par une documentation remontant loin dans le temps (sans toutefois oublier le cadre caribéen, car les échanges intra-zone étaient actifs), est éclairant à ce sujet, illustré de belle façon par cette longue annonce publicitaire parue dans le Supplément (édition du Cap-Français, parfois appelée Feuille du Cap) des Affiches Américaines, l’important périodique de cette colonie, en date du 12 avril 1786 : « Le navire La Flore, de Nantes, capitaine Pascaud, est arrivé sur cette rade [Le Cap-Français] le 28 du mois dernier [mars] avec une très belle cargaison de nègres congos traités à Mozambique à l’adresse de MM. Lory, Plombard et Compagnie, qui en font la vente, et qui préviennent le public qu'ils ont en outre reçu par le même navire des marchandises de l'Inde, comme thé bou [bouy, ou thé noir courant], vin du Cap de Bonne-Espérance, vin de Constance [Groot Contantia], en quartauts de 80 bouteilles, coton blanc, mousselines, chittes [toiles peintes] et autres assortiments. Ils vendront une mulâtresse créole de l'île Bourbon, enceinte de cinq mois, parlant bon français, sachant coudre, bonne ménagère et bon sujet ».
Commerce d’esclaves venant de la côte est-africaine[1], commerce de marchandises venant des Indes, de Chine ou du sud de l’Afrique, avec – sous-entendu – escale aux îles Mascareignes[2] et/ou dans la colonie néerlandaise du Cap… Anecdotique ? Non pas ; mais liens quelque peu oubliés, que l’on peut redécouvrir aujourd’hui, notamment par le biais de cette presse domingoise de l’époque. Sur le quart de siècle pour lequel nous disposons de la collection quasi-complète (1766-1790)[3], la lecture des Affiches Américaines[4] nous révèle que l’intelligentsia de la partie française de Saint-Domingue portait un intérêt réel et croissant pour l’océan Indien et les liens commerciaux à y développer, mais pas seulement eux. Nous allons tenter d’explorer ce domaine peu connu ou oublié en examinant les événements politiques, le commerce (esclaves et marchandises) l’action de quelques acteurs influents et les initiatives prises à l’époque, tels que les rapporte cette publication américaine, portant donc un regard américain sur les choses
Les événements
Les Affiches Américaines sont, dans un premier temps, une publication au moins hebdomadaire, devenue bihebdomadaire à partir de novembre 1786, signe d’un succès croissant auprès d’un public avide de nouvelles. Outre des informations commerciales et un actif service de petites annonces (dont celles relatives au marronnage des esclaves), s’ajoutent des pages d’informations générales internes à la colonie, mais aussi venues d’Europe, des Amériques, sans oublier de la zone océan Indien et de l’Asie. Des pages de débats politiques, scientifiques, littéraires, voire une sorte de courrier des lecteurs, se développent aussi au fil du temps. Le tout sous la surveillance attentive des autorités qui veillent à ce que cette publication de plus en plus prisée évite toute critique envers le pouvoir politique (parution « par permission », autrement dit surveillance, sinon même censure). Les administrateurs de la colonie (le « Général » – raccourci pour désigner le Gouverneur général – et l’Intendant) peuvent intervenir parfois dans le contenu, ce qui va être d’ailleurs le cas pour le sujet qui nous occupe[5].
À la lecture, on peut observer que les grands événements politiques « orientaux » relatés dans les colonnes des Affiches Américaines sont classés selon la puissance européenne concernée : c’est donc à « nouvelles d’Europe » qu’il faut se reporter, et ensuite, chercher dans les colonnes « Angleterre », « Pays-Bas » ou « France » pour trouver des informations concernant les relations de ces pays avec la zone océan Indien et l’Asie. En l’occurrence, les comptes-rendus publiés concernent trois grands points : tout d’abord l’ancrage progressif et difficile (face à Haider Ali Khan[6] ou son fils Tippo Saïb) des Anglais aux Indes dans les années 1760-1780 (et, corollaire, la présence résiduelle de la France dans les cinq comptoirs qui lui restent) ; second grand sujet : les avatars des Compagnies des Indes, l’anglaise mais aussi et surtout la française – qui prend l’allure d’un feuilleton à rebondissements (dissolution en 1769[7], laissant alors le commerce libre ; reconstitution en 1785 mais le commerce avec les Mascareignes demeure libre et, de fait, va en être stimulé)[8] ; troisième grande question : le conflit franco-britannique dans l’océan Indien, à replacer dans le cadre de la guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique (1776-1783).
On n’insistera pas ici sur le détail de telles péripéties, que l’on peut retrouver par ailleurs. Rappelons simplement que le nom Robert Clive, qui assoit l’autorité anglaise aux Indes, est loin d’être inconnu des lecteurs des Affiches Américaines. Celui du bailli de Suffren encore moins, marin français d’exception s’illustrant brillamment face aux Anglais, de même que plusieurs épisodes du conflit sont « couverts » par cette publication[9], tout comme y est présenté le projet de traité de paix[10] ou l’annonce d’une ambassade indienne devant se rendre à Versailles...[11] Cela étant, les Affiches Américaines sont d’abord orientées vers les activités commerciales et les informations pratiques. Nous y découvrons alors tout un pan méconnu du commerce colonial.
Le commerce des hommes
Les liens entre la zone océan Indien et la Caraïbe française se voient donc aussi, malheureusement, par le trafic esclavagiste en provenance de la côte orientale africaine, de Madagascar, des Mascareignes ou les Indes. On peut penser que durant les premières décennies du XVIIIe siècle, ce trafic est resté marginal ; ainsi, la base www.slavevoyages.org ne recense pour Saint-Domingue que deux voyages de traite négrière en provenance de Madagascar, l’arrivée d’un navire en 1723 (armé à Dunkerque) et un autre en 1735 (armé à Lorient) ; un phénomène sporadique, donc, auquel on peut penser ajouter d’éventuelles arrivées qui nous auraient échappé faute de documentation, mais qui ne changent rien à la rareté d’une telle provenance par rapport aux arrivées massives venant de la façade atlantique de l’Afrique[12].
Les choses changent cependant de par la demande insatiable en main d’œuvre servile de la grande colonie. Ainsi, « à partir de 1773, il arrivait de Mozambique deux ou trois négriers par an. Un mémoire de La Luzerne, gouverneur de Saint-Domingue [d’avril 1786 à novembre 1787], dit qu’en 1785, il entre de 3 à 4 000 captifs du Mozambique contre 34 000 de la côte atlantique »[13], soit environ 10% du total des captifs débarqués à cette date. Durant les années 1780, le phénomène devient donc clairement visible – d’autant que la colonie veut « rattraper » le déficit d’importation de main d’œuvre servile durant la guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique et n’hésite donc pas à faire venir des captifs de très loin[14]. Pareil trafic va se maintenir dans cet ordre de grandeur jusqu’à ce que la Révolution haïtienne ne vienne tout brouiller[15].
On a donc une concentration d’arrivées sur quelques d’années, dont on peut aussi avoir quelque idée par l’effet miroir des départs en marronnage des esclaves issus de cette zone. Le dépouillement des avis de recherche (un tiers des cas) et annonces de capture/épaves (deux tiers des cas) d’esclaves issus de la zone océan Indien conduit à relever 413 cas entre 1766 et 1790[16]. Le graphique qu’on peut en tirer montre une croissance progressive du nombre de départs, étant donné l’augmentation notable du potentiel démographique d’esclaves concernés[17].
Marrons dès le premier jour
Les départs sont des cas très isolés entre 1766 et 1776, puis commencent à se manifester davantage par la suite, surtout concentrés dans la seconde partie des années 1780, une fois les relations commerciales revenues à la normale. Autre caractéristique : quasiment 46% des capturés ne disent pas le nom de leur maître, soient qu’ils l’ignorent – signe d’arrivée récente, car de fait nombreux (26%) sont les cas de marrons explicitement qualifiés de « nouveaux », à quoi il faudrait rajouter les cas non mentionnés – soit qu’ils refusent leur condition servile. Difficile d’aller plus loin, mais on peut y voir là signe de résistance immédiate au statut d’esclave.[18] Ces échecs dans la fuite viennent probablement d’abord du fait que ces nouveaux arrivés ne sont guère familiarisés avec le terrain, n’ont que peu de cachettes ou ne bénéficient pas d’un réseau de complicités suffisamment efficace.
C’est du long d’une longue côte Est-Africaine (entre le Cap de Bonne-Espérance et Mombasa) que provient la très grande majorité des captifs : 92% de « mozambicains » - mais ce qualificatif reste très simplificateur ; les 8% restant viennent d’ailleurs (en l’occurrence Indes, Madagascar, île de France, île Bourbon). Ce corpus de marrons est très majoritairement masculin : quasiment 90% d’hommes, pour 10% de femmes. D’abord du fait du déséquilibre démographique de la population esclave dans son ensemble (on a environ 44% de femmes pour 56% d’hommes à la veille de la Révolution) et du fait que les hommes bénéficient certainement de davantage de conditions favorables pour fuir que leurs sœurs en servitude. Peut-on aussi, dans le cas présent, avancer une troisième question, à savoir une importation de « mozambicains » répondant particulièrement à une demande de main d’œuvre masculine pour le travail aux champs ? À propos des âges, le gros des fugitifs se situe dans la vingtaine d’années, ou les débuts de la trentaine, la vigueur favorisant les échappées.
Le profil général du groupe ne varie guère d’autres déjà observés[19], mais avec cependant une tendance à la confirmation du constat des douleurs : une très forte proportion de marqués au fer du nom de leur maître (79%), 10% signalés comme plus ou moins malades (notamment marques de petite vérole) et des cas de souffrances (ulcères, blessures, malformations diverses). Parmi les signes particuliers, un bon tiers (36%) a sur le corps des scarifications ethniques. Certains (4,6% de l’effectif) portent des entraves diverses (nabot, collier de fer…), ce qui n’empêche pas les récidives.
L’examen des « talents » (savoir-faire) conduit à relever un minimum d’un quart d’urbains, soit une claire surreprésentation de ce milieu par rapport au monde rural (les esclaves urbains ne regroupant qu’environ 5% du total de la main d’œuvre servile). Et si on se penche sur le nombre de départs par zone géographique, rapporté au nombre total d’esclaves, on obtient le tableau suivant :
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Nord |
Ouest |
Sud |
Moyenne 1787-1790 (départs pour 100000 esclaves)
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26 |
18 |
7 |
Autrement dit, après examen des relevés pour les années 1787, 1788, 1789 et 1790 rapportés au nombre d’esclaves recensés par parties, les départs enregistrés dans la partie du Nord sont 1,5 fois plus importants que ceux de l’Ouest, et 4 fois supérieurs à ceux du Sud. Pareil constat conforte les observations effectuées pour d’autres groupes : à la veille de la Révolution, la partie du Nord apparaît plus « turbulente » que les autres. Ces esclaves venus de la zone de l’océan Indien, à leur façon, sont également le reflet de cette tendance frondeuse « nordiste » qui semble une tendance de fond. D’autant qu’on a affaire à des arrivées plus importantes de « Mozambiques » au Nord plutôt qu’ailleurs (le Nord est la partie de Saint-Domingue la plus productive, donc la plus demandeuse en main d’œuvre servile ; ce qui accroit aussi le potentiel démographique de ces esclaves qui y arrivent…). Reste à savoir quel rôle vont jouer ces nouveaux arrivés dans la Révolution, une fois celle-ci déclenchée.
Du Kaap au Cap
Si le commerce esclavagiste domine, il existe aussi un commerce de marchandises dont les annonces publicitaires parues dans les Affiches Américaines sont le reflet. Étant donné la fréquence aléatoire de telles publicités parues dans les colonnes de cette publication (davantage présentes à partir des années 1780, cependant), il est impossible ici d’en estimer le volume comme la valeur marchande, ni les fluctuations. On peut toutefois penser, quand on établit le parallèle avec le développement du trafic esclavagiste, que ce commerce de produits d’Orient a suivi un mouvement de croissance similaire. À savoir qu’avant et durant les années 1760, on a affaire à une demande probablement encore restreinte – mais qui existe néanmoins[20] – et donc une offre aléatoire, sporadique, puis que cette demande s’affirme dans le courant des années 1770 – entravée un temps du fait d’arrivées perturbées de navires en raison de la guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique, puis que cette demande se confirme et s’intensifie encore dans la décennie 1780, quand la guerre est sur le point de s’achever[21], et bien sûr une fois la paix revenue.
Quelles sont ces marchandises qu’une clientèle amatrice demande ? Tout d’abord des tissus, à commencer par des cotonnades indiennes : le madras – terme générique incluant probablement le tissé de paliacate, vendu aussi sous ce nom –, mais aussi d’autres (explicitement dénommées : masulipatan, kalambary, cirsacas, avec une orthographe souvent fantaisiste),sans oublier chittes, guingans ou satins des Indes, ou répondant au terme générique d'«indiennes»[22] ; on trouve aussi des tissus « façon de perse », des siamoises, de la toile de Nankin, des pagnes de Madagascar[23], voire du tissu végétal[24]. Si la plupart de ces tissus servent à se vêtir, il en est également d’usage en ameublement.
Le marché des produits alimentaires n'est pas en reste : thés noir ou vert de Chine, rhubarbe de Chine, cannelle de Ceylan, badiane, riz du Bengale, poivre de l’Inde, vins du sud de l’Afrique – avec le distinguo entre ceux du Cap de Bonne-Espérance (zones de Stellenbosch ou Franschhoek) et le très chic et onéreux « vin de Constance » (Groot Constantia) – et aussi de l’arak de Batavia. Il est également question de vaisselle de porcelaine chinoise ou japonaise, d’éventails chinois, de meubles « en bois des Indes à dessus de marbre » ou tapis de l’Inde « pour lits », de tabac du Bengale…[25] À titre de curiosité est vendu une fois un insolite coquillier (collection de coquillages) « très bien assorti en coquilles du pays et des Indes » (AA 13 mars 1779). On va même voir un court temps vanter des remèdes à la surprenante publicité, tel ce "baume indien" "autrement nommé Pekili, du sieur Wanderk, natif de Prague, seul possesseur en Europe, de la composition de ce baume qu’il a apporté de Canteheu [Canton] en Chine, où il a demeuré 8 années, entièrement appliqué à la connaissance des plantes qui croissent dans cette partie de l’Inde (sic)" (AA 26 septembre 1770). Existe aussi un "élixir indien" souverain parait-il contre les coliques et maux d’estomac, mais qui va provoquer quelque méfiance de lecteurs (AA 26 septembre 1770).[26]
On peut penser que de telles marchandises répondent probablement à des marchés de niches, pour amateurs fortunés, encore qu’il faille nuancer en ce qui concerne le textile ; non seulement on voit d’élégantes mulâtresses libres porter du madras[27] (et certainement aussi d’autres tissus indiens), mais quelques avis de recherche témoignent aussi d’esclaves urbains en marronnage vêtus de culottes ou jupes de siamoise, de nankin voire d’indiennes. Toujours est-il que les annonces publicitaires montrent des échanges commerciaux complexes et lointains, des transits et des transbordements, car une demande existe[28]. Étant donné la progressive montée en puissance du commerce esclavagiste en provenance de l’océan Indien, on observe que les navires qui en proviennent transportent à la fois une cargaison de captifs et ces marchandises rares, au point de susciter des imitations[29]. D’où les circuits suivants : des navires négriers venus d'Europe filant le long de la côte mozambicaine chercher des captifs, puis faisant escale à Bourbon ou à l'île de France, s'y approvisionnant en productions des Indes ou de Chine, voire en quelques esclaves (notamment « à talents ») – à moins qu’ils ne fassent escale à la « Taverne des Deux-Mers » qu’était Kaapstad (ville du Cap, à la pointe de l’Afrique) – et enfin voguant vers les Antilles françaises revendre le tout[30]. Et une liaison directe Antilles-Mascareignes (dans les deux sens) semble s’être aussi bel et bien établie dans les années 1780[31] (et rappelons par ailleurs que la Guyane et les Petites Antilles sont des escales atteintes par les navires en provenance de l’océan Indien avant Saint-Domingue). Dans tous les cas de figure, les trajets empruntés par ces navires ne correspondent pas au schéma trop simple du commerce triangulaire, mais plutôt à un « commerce quadrangulaire »[32] qu’il convient de revisiter.
Parallèlement au commerce, on peut relever que les arts du spectacle sont aussi, à leur manière, une illustration de cet intérêt de circonstance pour l’Asie, quand on voit sur la scène du Port-au-Prince être représentée, en octobre et décembre 1783, la tragédie d’Antoine-Marin Lemierre La veuve du Malabar, pièce reprise dans le même lieu en octobre et décembre 1785, et encore en mars 1787 (ainsi qu’au théâtre du Cap-Français en février 1786) ; signe d’un certain succès, même si le Malabar de cette pièce n’était qu’un pâle reflet de la région indienne du même nom. À quoi s’ajoute un certain engouement pour le « feu d’artifice chinois » donné au Cap en mai et juin 1785 (Sup. Cap 11 mai et 25 mai 1785). En continuation, dans le domaine des lettres, sont publiées quelques « pensées chinoises des missionnaires de Pékin » (AA 28 mai 1785) ou encore la parution du livre Description générale de la Chine de l’abbé Jean-Baptiste Grosier, dont les Affiches Américaines publient quelques « bonnes feuilles » dirait-on aujourd’hui (sur quatre livraisons, à partir du 20 janvier 1787).
Les hommes libres
On a déjà indiqué que le souvenir s’est perdu de l’arrivée des premiers esclaves originaires de la zone océan Indien, peut-être dès la fin du XVIIe siècle ou premières décennies du XVIIIe. Pour les hommes libres d’origine européenne et passant des Antilles aux Mascareignes (ou inversement), c’est le même cas de figure. Certains parviennent cependant à sortir de l’anonymat, comme les travaux d’Albert Jauze nous le rappellent. Ainsi, un Louis Moreau, né à Basse-Terre (Guadeloupe) en 1709, que l’on retrouve à Bourbon dès 1726 (il a 17 ans), qui devient chirurgien-major de la Compagnie des Indes et colon dans son île d’adoption, sans jamais oublier ses proches restés dans la Caraïbe ou en France, avec qui il entretient une correspondance[33]. Combien de « petits » profils ont eu, comme ce Louis Moreau, à « naviguer » ainsi entre deux pôles très éloignés, durant ce XVIIIe siècle mouvementé – le sujet reste à davantage creuser –, voire devenir « habitant », à l’instar de la famille Dominjod, qui, au sud de Saint-Domingue, à l’aube de la Révolution, possède une sucrerie au Miragoâne, une indigoterie au Fond-des-Nègres, une maison au Petit-Goâve, et va se retrouver à Bourbon dans les années qui suivent ?[34]. Au milieu, bien des commerçants ou des marins restés dans l’ombre mais connaissant la route maritime passant d’un océan à l’autre.
Il y a aussi des personnalités dont le nom porte. Ainsi, l’Intendant de l’île de France Pierre Poivre (1719-1786), qui ambitionnait de récupérer le clou de girofle et la noix de muscade – dont les Néerlandais surveillaient avec une jalousie extrême leur exclusivité commerciale – a l’honneur d’une rubrique nécrologique dans les Affiches Américaines (12 août 1786).
Par ailleurs, certaines figures importantes de Saint-Domingue connaissent la zone de l’océan Indien pour y avoir résidé et ont des postes de responsabilité et d’influence considérable. On peut ainsi citer Jean-Barthélémy Dazille (1732-1812), chirurgien de marine puis médecin, qui a fait l’essentiel de sa carrière aux colonies (d’abord en Nouvelle-France, et surtout aux Mascareignes) ; il est devenu à la force du poignet inspecteur-général des hôpitaux de Saint-Domingue (en particulier les hôpitaux des pères de la Charité, qui avaient pour mission première de soigner les militaires), et médecin honoraire du Roi. En 1776 Dazille fait publier à Paris ses Observations sur les maladies des nègres et le fait savoir : « On trouve à l’imprimerie royale du Cap un ouvrage sur les maladies des nègres, leurs causes, leurs traitements et les moyens de les prévenir, par M. Dazille, médecin pensionnaire du roi, ancien chirurgien-major des troupes de Cayenne, des hôpitaux de l’île de France, etc. Le prix est d’une piastre gourde » (Sup. Cap 8 février 1777 ; d’autres annonces du même type suivront)[35]. Comment parlait-il de son long séjour aux Mascareignes, auprès de ses confrères médecins – d’autant qu’il y fait allusion dans son ouvrage –, mais aussi de l’élite coloniale domingoise avec qui il ne manquait pas d’être en relation ?
Un second personnage est encore plus considérable, au point qu’on peut se demander s’il n’y a pas un « avant » et un « après » son passage à Saint-Domingue : il s’agit du gouverneur-général Guillaume de Bellecombe (1728-1792), officier militaire à la longue carrière ultramarine. Il a eu une première expérience de la guerre devant Québec contre les Anglais ; devenu major-général de la Martinique, il passe à l’île Bourbon en qualité de commandant (AA 12 novembre 1766), au moment où la Compagnie des Indes cède l’administration de ses territoires au pouvoir royal. Bellecombe y reste en fonction presque sept ans, se faisant apprécier des élites coloniales bourbonnaises – propriétaires d’habitations, magistrats, négociants…. Il prend ensuite du service aux Indes. Quand la guerre d’indépendance des États-Unis tourne au conflit franco-anglais (et néerlandais) dans l’océan Indien, Bellecombe va, avec peu de moyens, défendre Pondichéry assiégé par les Anglais, avant de capituler (le 17 octobre 1778). Sur le chemin du retour vers l’Europe, il est de passage à Bourbon, où il reçoit – le 9 septembre 1779 – un hommage appuyé de la part des personnalités insulaires qu’il retrouvait, notamment de la bouche du second conseiller du Conseil supérieur de Bourbon, Laurent Lambert Fréon – un nom que l’on va retrouver plus loin. On n’aurait a priori rien su à Saint-Domingue de ce petit événement si les Affiches Américaines n’avaient pas publié le procès-verbal de cet accueil protocolaire dans leur édition du 3 avril 1782, soit… deux ans et demi après les faits. Mais entre-temps Bellecombe est devenu gouverneur-général de la grande colonie (il va exercer cette fonction du 14 février 1782 au 3 juillet 1786). Est-ce une initiative de l’imprimeur Dufour de Rians, par flagornerie, ou pour se faire bien voir du nouveau gouverneur – qui vient d’arriver et lui a probablement parlé de son passage à Bourbon – ou plutôt le souhait de Bellecombe lui-même que son passage à Bourbon soit mentionné par la gazette coloniale ? Toujours est-il que voilà une singulière publication, du « réchauffé » dirait-on, même s’il faut tenir compte que les délais des communications étaient alors bien plus lents qu’aujourd’hui. Ce précédent va être suivi d’une autre insertion, un an trois quarts plus tard (AA 21 janvier 1784) de par un gouverneur manifestement insistant pour que les colonnes de la gazette domingoise s’ouvrent davantage aux nouvelles de l’océan Indien. Il s’agit du « précis des dernières nouvelles de l’Inde, envoyées à M. le Général, et qu’il a eu la complaisance de nous communiquer », relatant notamment les combats du bailli de Suffren face aux Anglais à Gondelour (en juin 1783, soit six bons mois plus tôt). Surtout, ce compte-rendu de combats et pertes est suivi d’un long sujet sur l’introduction de plants issus de cette région du monde à Saint-Domingue, à l’initiative du même gouverneur (document 1 en annexe). Une impulsion est concrètement donnée : il s’agit de stimuler la diversification des productions agricoles pour que la grande colonie française en tire profit.
Parallèlement arrive au Cap-Français (fin septembre 1782) l’inclassable aventurier hongrois Maurice-Auguste Beniowski (1746-1786), à la recherche de subsides pour relancer son projet d’établissement dans la baie d’Antongil, au nord-est de Madagascar ; une première tentative qu’il avait fait miroiter aux autorités françaises, dans les années 1770, s’était soldée par un fiasco très coûteux pour les finances royales…et avait en retour entrainé une solide méfiance officielle envers ce personnage volontiers beau parleur, visionnaire peut-être mais d’abord – et même surtout – opportuniste.
Les Affiches Américaines vont parler bien après coup du séjour du sulfureux individu, quand celui-ci revient effectivement à Madagascar en 1786 pour une seconde tentative d’installation avant de se heurter à une force française qui met brutalement fin à la tentative (l’aventurier y perd la vie le 23 mai 1786). La gazette rappelle alors que Beniowski était « Polonais [il est en fait d’origine hongroise] que ses courses, ses aventures et son activité infatigable rendaient intéressant » – signe qu’il a dû impressionner son monde par son charisme lors de son passage à Saint-Domingue – et est annoncé une première fois mort « ayant été tué (…) par les naturels du pays » (Sup. PauP 20 mai 1786). Publication trop rapide ! À cette date l’aventurier est encore en vie – plus pour très longtemps, il meurt trois jours après la parution de cette livraison des Affiches Américaines – mais dans d’autres circonstances ; compte tenu des délais d’alors quant à la circulation de l’information, on a donc ici affaire à une fausse nouvelle. Néanmoins, ce numéro rappelle à ses lecteurs que Beniowski était « retourné [à Madagascar] depuis son séjour au Cap-Français pour exécuter son entreprise au nom d’une compagnie anglaise » (étasunienne, semble-t-il plutôt). Six mois plus tard, (AA 23 novembre 1786), le journal domingois rapporte des frictions entre Beniowski et sa petite suite avec les Français au moment du débarquement à Madagascar et finalement confirme la mort de l’aventurier à la suite d’un affrontement (AA 31 mars 1787), rappelant au passage, non sans causticité, que ce projet d’établissement commercial « a fait sa chimère favorite pendant une grande partie de sa vie. Les habitants de Saint-Domingue l’ont entendu souvent en parler avec enthousiasme, lors du séjour qu’il a fait dans la colonie, pendant la dernière guerre ». Or, par une anecdotique facétie dont l’Histoire a parfois le secret, le gouverneur Bellecombe croisait de nouveau, dans la Caraïbe, la route de cette vieille connaissance de l’océan Indien[36] ; il y a tout lieu de penser que le gouverneur ait vivement mis en garde ses contemporains contre les promesses mirifiques tenues par l’incontrôlable Beniowski, ce qui dût faire l’effet d’une douche froide. Toujours est-il que le « roi de Madagascar » repartit de Saint-Domingue probablement vers février 1783[37] sans obtenir le soutien qu’il était venu chercher, ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre son ego trip en tentant de nouveau de s’installer dans la baie d’Antongil, jusqu’à son échec définitif.
Enfin, quand on regarde la liste des personnes indiquant quitter Saint-Domingue et que publient les Affiches Américaines, on trouve (AA 3 juin 1790), deux bien surprenantes annonces : « Mme Thomasia de Castro, native des Indes orientales, dans cette colonie depuis deux mois, part pour France et déclare ne rien devoir. M. de Nogueira, major des troupes portugaises et commandant ci-devant à Mozambique, part pour France et déclare ne rien devoir ». Que faisait cet officier militaire portugais – ayant servi dans l’île de Mozambique – à Saint-Domingue (mission d’observation, quels enseignements en tirer pour le Brésil ?), et à quel titre ? Et cette dame de Castro (compagne ou parente de ce militaire ?), par ailleurs créole des Indes portugaises ? Il est intéressant, sinon intriguant, que ces détails soient mentionnés ; cela ouvre de nouvelles questions sur un sujet insoupçonné, d’autant que la Révolution française vient d’éclater
Passer du rêve à la réalité
Au sujet de l’acclimatement de nouvelles espèces végétales d’un continent à l’autre, l’affaire n’est pas nouvelle, mais dans les années 1770 elle va prendre une dimension plus large. Les Affiches Américaines avaient déjà, en leur temps, souligné la prouesse du rêve de Pierre Poivre devenu réalité en 1770 (grâce aux voyageurs Etcheverry et Provost) : « Le Ministère [de la Marine et des colonies] a enfin réussi dans le projet qu’il avait conçu depuis longtemps[38], de tirer des îles Moluques les plants de différentes épiceries, si soigneusement gardés par les Hollandais, qui s’en sont de tout temps attribués le commerce exclusif. M. Poivre, Intendant de l’île de France, est parvenu à avoir des poivriers, des cannelliers, des muscadiers et des girofliers, dont il espère multiplier l’espèce dans l’île de Bourbon » [en fait premiers essais réussis dans l’île de France et, de là, à Bourbon] (AA 9 avril 1771). Dix ans plus tard, un bilan de ces transplantations – et d’autres encore – est dressé : « Des lettres de l’île de France portent que les muscadiers ont commencé à donner des fruits et qu’on espère que cette branche de commerce deviendra peut-être bientôt pour nous d’une aussi grande importance qu’elle l’est pour les Hollandais. Ces lettres ajoutent qu’on voyait alors dans le jardin de l’île de France un arbre pomifère de l’île de Cythère (Otahiti) [Tahiti] portant des fleurs et des fruits ; les naturels du pays appelle cet arbre heri [évi] ; on y trouve aussi le litchi, cet excellent fruit de la Chine ; le noyer de Bancoul ; le rimasocchus ou fruit à pain, que le célèbre Linguet reproche si fortement à l’amiral Anson et au feu capitaine Cook[39] de n’avoir pas apporté en Europe au retour de leurs voyages autour du monde ; les différents bois de l’Amérique propres à la teinture, comme le sapan, le campêche, le santal citrin ; les différents théiers, arbres et arbustes, aréquiers, sagoutiers des Moluques et de l’île de Madagascar, cacaoyers, canneliers de Ceylan et de la côte de Malabar, les cardamones, le camphrier, le bois d’aigle, le ravintsara, cet arbre à épicerie fine de Madagascar et plus de 30 girofliers chargés d’une quantité de bouquets, la plupart de 50, 60 et 72 clous. On y admire aussi plusieurs pépinières de nouveaux girofliers ravintsaras, et en général tout ce que renferme ce magnifique jardin y était dans le meilleur état de végétation » (AA 11 décembre 1781).
Mais désormais, ces premiers essais en île de France et dans un second temps en Guyane étant concluants[40], on va changer d’échelle et directement toucher la grande colonie. En témoigne le père Séraphin, supérieur de l’hôpital des pères de la Charité du Cap qui, dans une lettre au gouverneur-général en date du 6 mars 1785, indique : « Les plantes que cette colonie [Saint-Domingue] tient de vos soins et dont vous nous avez rendus dépositaires, prospèrent et végètent au point que nous avons déjà mangé des mûres. Les canneliers seuls sont toujours malades, mais les wakoas (sic), mais les aréquiers, mais les manguiers et d’autres encore à nous inconnus, vont enrichir notre canton ; je suis ponctuellement votre intention d’en faciliter la propagation et j’en donne à qui en demande » (AA 19 mars 1785). Le pouvoir politique associé à l’influence des « bons pères » comme levier pour diffuser de nouvelles plantes… Mais ce n’est pas tout
Un potentiel à exploiter
Pour faire bonne mesure, un intérêt scientifique et géographique s’ajoute aux perspectives de développement nutritionnel et commercial, comme le reflète la « Notice sur l’île de Bourbon » (Sup. PauP. 27 août 1785) reproduite en annexe (doc.2).
Cette « notice » s’appuie sur les extraits de lettres du magistrat de Bourbon déjà rencontré, Laurent Lambert Fréon, pilier de la franc-maçonnerie locale, époux d’une héritière d’habitation et donc devenu lui-même propriétaire, très lié aux magistrats, maîtres de terre et négociants de Bourbon, et probablement resté en bons termes avec le gouverneur Bellecombe. Indirectement, il s’agit d’éveiller véritablement l’intérêt des milieux de la magistrature, du négoce et de la grande propriété de Saint-Domingue (et probablement aussi, par ricochet, dans les Petites Antilles en en Guyane françaises), qui forment le noyau dur des lecteurs des Affiches Américaines ; le souhait en filigrane est que ces décideurs et acteurs économiques caribéens regardent davantage vers les colonies françaises de l’océan Indien et les comptoirs des Indes. Par quels arcanes et quels intermédiaires ces lettres sont-elles parvenues jusqu’à la rédaction de ce périodique, comment a été prise la décision d’en publier des extraits et qui a effectué ces choix, coupes et commentaires (en italiques dans l’édition originale, également en italiques ici) ? À défaut de certitude, on peut clairement suspecter l’influence du gouverneur général Bellecombe, d’autant que des liens commerciaux (commerce esclavagiste et de marchandises) s’étaient désormais solidement établis et des échanges avaient bien lieu, via aussi des voyageurs la plupart du temps restés anonymes[41], faisant du commerce « en droiture » entre les Antilles et les Mascareignes (le texte y fait allusion), d’autant que la suspension de la Compagnie des Indes Orientales en 1769 avait laissé la porte ouverte à la liberté du commerce (les Mascareignes étant devenues colonies royales, quasiment un siècle après les Petites Antilles…)[42]. Si bien que sont libérées des initiatives alors que les perturbations de la navigation dues à la guerre d’Indépendance des États-Unis d’Amérique sont désormais derrière.[43]
On est également dans le contexte d’une stimulation d’applications techniques (par exemple par les premiers essais de ballons à air chaud aux Amériques, sur l’habitation Vaudreuil le 31 mars 1784 et sur une des habitations Gallifet le 10 avril suivant), couronné par le développement d’une institution académique à vocation scientifique, signe du dynamisme des élites intellectuelles locales[44] : le cercle des Philadelphes est fondé au Cap-Français le 15 août 1784, publie ses premiers travaux dès l’année suivante, devient même société savante royale deux ans après (a des correspondants en métropole et dans les colonies françaises d’Amérique, mais aucun aux Mascareignes ni aux Indes). Cette "Notice sur l’île de Bourbon" porte donc indirectement témoignage de tous ces sous-entendus. Notons qu’elle s’élargit un peu à l’île de France, dont il est fait part de quelques informations sur la population et la météo (voir aussi le document 4, qui montre combien le trafic maritime peut être touché). Plus largement encore, les Affiches Américaines vont fournir à leur lectorat quelques nouvelles de l’expédition Lapérouse (plus précisément les dépêches rapportées à Versailles par Jean-Baptiste Barthélémy de Lesseps, interprète de russe, après avoir traversé la Sibérie et l’Europe – AA 27 décembre 1788) ou du développement de la colonie pénitentiaire anglaise "à la baie Botanique" – future Sidney – en Australie (AA 28 avril 1787, Sup. PauP 1er juillet 1789)[45]. On y trouve aussi description d’un système d’irrigation indien (AA 15 octobre 1785) ou d’une plante tinctoriale indienne dont la racine donne un rouge éclatant (lawsonia spinosa, henné) (AA 25 novembre 1786) et qui pourrait pousser à Saint-Domingue si elle y était transplantée, indique l’article.
Car la grande affaire reste l’adaptation de nouvelles espèces végétales. Des essais d’acclimatement d’arbres « à épiceries » avaient été entrepris en Guyane, les lecteurs le savent, cinq mois avant la parution de la « Notice sur l’île de Bourbon » : « Des lettres de la Guyane française portent que les girofliers ont donné l’année dernière 4 000 livres de clous ; que les canneliers ne réussissent pas moins bien, mais que les muscadiers n’ont pas un aussi favorable succès » (AA 12 mars 1785). Quant aux plants arrivés par les soins du gouverneur Bellecombe, on en voit la suite : « Les noyaux et plantes de manguier que M. le gouverneur général a reçu de l’Inde et a donné aux RR. PP. [révérends pères] de l’hôpital du Cap réussissent très bien et bientôt la colonie possédera un des meilleurs fruits de l’univers » (AA 30 avril 1785).
Pareille entreprise d’acclimatement va continuer, après le départ du gouverneur Bellecombe[46]. Les lecteurs des Affiches Américaines sont informés du succès du premier badamier planté à l’hôpital des pères de la charité du Cap Français (AA 19 août 1786) et d’une nouvelle mise au point sur les productions de l’île de France (AA 14 avril 1787).
Surtout, pour élargir et multiplier les chances de succès, voire inciter des habitants à l’esprit davantage pionnier que les autres[47], le gouverneur La Luzerne a tenu à encourager d’autres importations de plants, comme en témoigne l’« État des arbres d’épiceries et autres contenus dans les caisses embarquées à Cayenne par la flute du roi la Sincère adressées à MM. les administrateurs par M. l’Escalier et plantés dans le jardin du roi, au Port-au-Prince » (AA 4 août 1787) puis une nouvelle importation directe de l’île de France en 1788, qui connait des avatars (document 5), nous rappelant qu’on est encore au stade des premières tentatives et que l’échec fait partie du jeu. Par ailleurs, dans le même esprit, une annonce signale l’initiative anglaise de planter du coton chinois en Jamaïque et émet le souhait que pareille initiative soit imitée dans les colonies françaises.[48]
Rappelons que c’est dans pareil contexte que l’administration coloniale a aussi clairement pris le parti, en 1786-1787, d’encourager l’amélioration et l’augmentation de la production de rhum pour en faire une nouvelle ressource pour Saint-Domingue (exportations vers les États-Unis). Mais, au-delà de cette forte implication officielle pour stimuler l’économie de la colonie, il nous faut garder à l’esprit, en toile de fond, l’importance considérable du commerce maritime, désormais en partie ouvert aux navires étrangers (par « l’Exclusif mitigé ») et, du fait de la demande en main d’œuvre servile, l’apport soutenu de nouveaux esclaves, dont un contingent désormais clairement visible de « mozambicains », ainsi que de marchandises en provenance de la zone océan Indien.
Conclusion
Au bout du compte, pourquoi le souvenir de ces liens économiques, démographiques et scientifiques en plein développement dans les années 1780 s’est-il effacé de l’histoire de Saint-Domingue ? Probablement à cause de l’interruption brutale de ces liens à partir de la Révolution haïtienne. Car ce commerce de marchandises venues d’Orient demeurait étroit en volumes et touchait d’abord les élites fortunées ou éclairées : avec les bouleversements révolutionnaires, cette clientèle perd sa puissance, est contrainte de revoir ses priorités, et même se disperse. Résultat : la demande s’effondre, les perspectives de développement commercial aussi. Quant aux esclaves originaires de la zone océan Indien, ils finissent par se fondre dans la masse, leur provenance n’étant rappelée que par d’éventuelles histoires familiales ou dans la rare documentation disponible – quand c’est possible…[49] (et quid d’esclaves antillais éventuellement venus aux Mascareignes ?). De plus, on a oublié l’acclimatement de plantes et arbres originaires des Indes, de Chine ou du Pacifique, y compris la variété de coton de Siam – alors très cultivée –, le manguier et bien sûr la canne à sucre, graminée originaire de l’Insulinde – comme si ces végétaux avaient toujours fait partie du paysage.
Pourtant – revenons-en d’abord à l’humain – nombre d’esclaves venus d’Orient ont débarqué aux Amériques, notamment françaises, y ont vécu et ont eu descendance. Sans oublier qu’ils ont probablement apporté leur petite pierre au brassage culturel haïtien, quand on sait par exemple qu’y existe aujourd’hui une danse qui s’appelle « Mascarons » ou « Mascareny » ; simple coïncidence phonétique, ou question à davantage creuser ?
L’étude approfondie des mouvements des navires, des marchandises et des contingents d’esclaves débarqués, comme des personnes libres ayant eu un lien quelconque entre Indes Occidentales et Orientales sont donc autant de chantiers à ouvrir ou réouvrir, pour nous permettre d’en savoir plus comme de voir sous un autre angle une histoire inscrite dans la longue durée. Et ce d’autant plus qu’on peut sortir du seul cadre français pour élargir le champ de vision : Britanniques, Espagnols, Portugais (via la fameuse Ruta da India) ou Néerlandais étaient aussi présents en Asie et avaient des possessions aux Amériques, des mondes qui n’étaient pas cloisonnés non plus. Sans oublier qu’après l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle de nombreux travailleurs indiens ou chinois sont venus (question de l’engagisme) aux Mascareignes ou aux Antilles et ont fait souche loin de leur foyer d’origine, l’inscrivant même dans la pierre (il suffit de repérer temples hindous et pagodes qui émaillent le paysage urbain dans l’outre-mer français d’aujourd’hui), prolongeant un mouvement dont les racines historiques remontent loin dans le temps. Et vice-versa, des plantes américaines se sont adaptées ailleurs, en Europe, en Afrique ou dans la zone de l’océan Indien selon le climat : maïs, hévéa, piment, cacao, pomme de terre, tomate, manioc ou encore vanille (avec un bonheur particulier à Bourbon puisqu’on y doit à un petit esclave, Edmond Albius, d’avoir trouvé le procédé de la fécondation artificielle permettant d’obtenir des gousses de vanille, l’abeille américaine butineuse n’ayant pas traversé l’océan).
Pour le dire autrement, en reprenant les mots de Charlotte de Castelnau-L’Estoile, tant les « élites mondialisées » que les « subalternes mondialisés », par leurs fait et leurs gestes, ont encore à nous apprendre sur une « histoire des circulations » dont de beaux chapitres restent à écrire.[50]
Les documents annexes de cet article écrit par Jean-Louis Donnadieu et dont les titres sont cités ci-dessous, peuvent être consultés dans le Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe n°198, mai-août 2024, pp. 133-162.
1-« Il a voulu l’enrichir des arbres et des plantes de l’Asie » Affiches Américaines, 21 janvier 1784.
2- « Notice sur l’île de Bourbon » Affiches Américaines n° 35 (Supplément du Port-au-Prince) du 27 août 1785.
3-« Extrait fort concis des observations météorologiques faites à Port-Louis, dans l’île de France, en 1784. »
4-Avis de tempête… et de commerce Affiches Américaines n°38, 12 mai 1787.
5-Nouveau jardin d’essais Affiches Américaines, 18 octobre 1788.
[1] Il faut donc se méfier du qualificatif « congo », devenu générique pour « africain » ; il ne confirme pas automatiquement une origine géographique du bassin du Congo. On rencontre parfois l’expression « congo franc » pour préciser qu’il s’agit bien d’une personne originaire du bassin du Congo.
[2] Ile de France – devenue Maurice – ou Bourbon – La Réunion. S’y greffent les dépendances de l’île Rodrigues et l’îlot sablonneux de Tromelin.
[3] Une première tentative de parution périodique (Avis divers et petites affiches américaines) a eu lieu d’août à décembre 1764, mais il ne m’a pas été possible de la consulter.
[4] La publication se divise en deux éditions : une édition principale assurée dans la ville où résident le gouverneur et l’intendant – essentiellement le Port-au-Prince, sauf durant la guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique pendant laquelle les administrateurs ont résidé au Cap-Français, soit du 3 octobre 1778 au 3 juillet 1784 – et un Supplément ou Feuille (édition généralement recentrée sur la région polarisée par l’autre grande ville de la colonie – principalement le Cap-Français, donc ; le Port-au-Prince joua ce rôle « secondaire » durant la guerre d’Indépendance des États-Unis). Le fonds presque complet des Affiches Américaines (un peu plus de 16 100 pages entre 1766 et 1790) est consultable sur le site des Digital Collections de l’Université de Floride. Lien direct : https://dloc.com/title-sets/AA00000449/results
[5] Désormais, pour l’édition principale des Affiches Américaines on utilisera l’abréviation AA. Pour les Suppléments, ce sera Sup. Cap pour l’édition du Cap-Français et Sup. PauP pour celle du Port-au-Prince ; chaque fois suivie de la date de parution.
[6] On peut relever, incidemment, le nom de Hyder-Aly donné à un esclave qualifié de « mozambique » et signalé marron (AA 22 février 1787).
[7] Avec, pour Saint-Domingue, une conséquence inattendue : la vente aux enchères, à Paris, le 30 mai 1769, d’une habitation (indigoterie ?) avec 56 esclaves, sise dans la baie de Saint-Louis (sud de Saint-Domingue) possédée par la Compagnie des Indes (qui l’avait récupérée d’une ancienne Compagnie de Saint-Domingue elle-même dissoute en 1724). Voir Sup. PauP 15 février 1769.
[8] L’arrêt du 14 avril 1785 le confirme dans ses articles 5 et 9 (reproduits dans l’édition des Nouvelles Diverses – en fait Sup. Cap 12 août 1789). L’annonce du rétablissement de la Compagnie avait déjà été faite dans le Sup. PauP 9 juillet 1785.
[9] Par exemple prise de vaisseaux marchands français par la flotte anglaise (AA 23 février 1779), affrontements divers (AA 14 août 1782) attaque de la place hollandaise de Negatapam par les Anglais (AA 21 août 1782), action de Suffren (dont la bataille navale de Gondelour, AA 21 janvier 1784) et sa réception à Versailles (AA 3 juillet 1784).
[10]AA 26 mars 1783 (dont restitution de Pondichéry à la France ainsi que les autres comptoirs pris par les Anglais).
[11] AA 6 septembre 1788 et Sup. Cap 6 mai 1789.
[12] De façon incidente, on peut relever (AA 9 août 1769) : « On a formé un nouvel établissement pour la traite des nègres de l’île de Madagascar, qui n’a plus de point fixe depuis que les naturels du pays se sont emparés du Fort-Dauphin [1674]. La légion qui se trouve à l’île de France passera à ce fort et sera remplacée dans cette île par le régiment Royal-Comtois, embarqué depuis quelque temps ». Régiment commandé à l’époque par Louis-Pantaléon comte de Noé, qui venait d’obtenir dérogation pour ne pas se rendre à l’île de France mais à Saint-Domingue afin de redresser sa propre habitation sucrerie (il va y résider de 1769 à 1775) ; à l’île de France, des officiers de ce régiment se mutinent contre leur commandant en second, d’où rembarquement des unités à partir de 1772 et conseil de guerre pour juger les meneurs en 1773.
[13] DEBIEN (Gabriel), Les esclaves aux Antilles françaises (XVIIe-XVIIIe siècles), réédition, Gourbeyre, Société d’Histoire de la Guadeloupe, 2000, p. 52. Dans les années 1780, on peut penser qu’une bonne dizaine de navires négriers arrivait annuellement à Saint-Domingue, en provenance de la zone océan Indien.
[14] Par ailleurs, on va aussi trouver des esclaves issus de l’océan Indien en métropole. À titre d’illustration, le cas de Bordeaux a été revisité par Julie Duprat dans son ouvrage Bordeaux métisse, Bordeaux, Mollat, 2021 (voir l’annexe 7 de ce livre).
[15] Parallèlement, existe un marché intérieur d’esclaves, notamment en raison d’un départ définitif du propriétaire pour la France ou à la suite de faillite, voire d’un décès du maitre. Des annonces de vente d’esclaves originaires de la zone océan Indien se repèrent de temps à autre. Outre l’annonce citée au début de cet article, voici d’autres exemples : « Neuf nègres nation Mozambique, jeunes et vigoureux, entendant le français et bons matelots. S’adresser à M. Hercourt, capitaine du navire négrier Les trois cousins, ou à MM. de Ruffy & compagnie » (Sup. Cap 4 janvier 1786) ; « Un nègre de Madagascar, matelot, sachant faire un peu la cuisine, parlant très bien français ; un autre nègre, mozambique, matelot, parlant bien français. S’adresser à M. Sanctos, capitaine du navire négrier La Confiance, ou à MM. Gauget, Mazois, Vaultier & compagnie » (Sup. Cap 22 mars 1786). L’annonce la plus insolite concerne « un nègre indien nommé André, âgé de 36 ans, bon cuisinier et grand vaurien. Le sieur Fabre, aubergiste, pourra dire ce qu’il sait faire en cuisine ; il lui a été quelquefois prêté. S’adresser à M. de Cullion, avocat au Conseil [supérieur de Saint-Domingue] » (AA 28 mars 1789). Cullion est connu pour ses écrits favorables au régime esclavagiste.
[16] Et 111 autres cas recensés dans les premiers mois de 1791 (compilation des rares numéros des Affiches Américaines existant et de la toute nouvelle Gazette de Saint-Domingue parue cette année-là), mais l’éclatement de la révolte des esclaves d’août 1791 vient brouiller la lecture pour le Nord.
[17] Pour une étude détaillée, je renvoie à mon article « Temps court mais long combat : ces esclaves issus de la zone de l’océan Indien et devenus marrons à Saint-Domingue (1766-1791) », Actes (à paraître) du colloque « Le temps : nouveau chantier de l’histoire carcérale » de l’association Kartye Lib, Le Tampon (La Réunion), 23-28 avril 2024.
[18] À titre de complément, une étude que j’ai pu faire sur 1747 marrons « étrangers » (qualifiés d’anglais, espagnols, portugais, hollandais, danois, ou venant d’autres colonies françaises : Martinique…) à Saint-Domingue montre, sur l’ensemble de la période documentée, 10% de refus délibérés de dire le nom du maître et 22% de capturés se revendiquant libres. Voir DONNADIEU (Jean-Louis), « Invisibles parmi les invisibles… », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe n°195, mai-août 2023, pp. 37-89.
[19] Je renvoie à mes articles « Invisibles parmi les invisibles… » op.cit., et « Esclaves marrons de propriétaires libres de couleur : regard croisé sur deux groupes méconnus (Saint-Domingue, 1766-1791) », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe n°196, septembre-décembre 2023.
[20] Premières traces repérées : Annonce du marronnage de « la négresse créole Magdeleine, étampée CESSY AU CAP (…) ayant deux pièces de mouchoirs de paliacate [de Pulicat] dont une pièce de Daubenan [ ?] » (AA Sup. Cap. 15 août 1768). L’année suivante, on repère une annonce de revente, entre autres effets, de mouchoirs des Indes (AA 28 juin 1769) sur l’habitation Grestin, et une déclaration de vol de divers objets chez le sieur Pongaudin, apothicaire au Cap, dont des « vestes de basin des Indes » (AA 31 juillet 1769). Ces pièces étaient arrivées auparavant à Saint-Domingue, et donc déjà en usage. Et la chanson des « Adieux de la créole », contemporaine, nous rappelle que les Petites Antilles françaises n’étaient pas en reste.
[21] Y compris par l’arrivée au Cap-Français de navires étrangers (le régime de l’Exclusif étant aboli de fait durant le conflit, avant de devenir « mitigé » après-guerre), comme par exemple le Festina-Lente, parti d’Amsterdam, et chargé entre autres de « thé (..), soierie, perse, indienne, dentelle, marchandises de l’Inde » (Sup. Cap 5 février 1783). Même durant la guerre, des navires corsaires du camp insurgé ont pu s’emparer d’au moins un navire marchand anglais et revendre sa cargaison au Cap-Français : le Diamond de Londres, capturé en 1781 et qui avait entre autres, dans ses cales, des indiennes et des soieries (édition du Cap, Avis spécial du 28 février 1781) ; voir aussi FROSTIN (Charles), « Saint-Domingue et la Révolution américaine », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe n°22, 2ème semestre 1974, p. 105. Les petites villes de Saint-Domingue peuvent aussi être concernées par pareil commerce, à l’instar de Léogane (partie de l’Ouest, au sud du Port-au-Prince) : la maison de négoce Shéridan, Gatechair et compagnie, qui y est établie, vend la cargaison d’un navire danois, notamment « chittes, paliacates, mazulipatan (…) et diverses étoffes de l’Inde » (Sup. PauP 22 février 1783).
[22] Mais existent aussi des copies dites parfois « indiennes de Provence » dont la région nîmoise se fait la spécialité, si bien que le terme garde son ambiguïté (rappelons qu’aux débuts de la Compagnie des Indes, les imprimés indiens étaient théoriquement interdits d’importation en France) ; il en reste cependant le reflet d’un goût pour les motifs d’inspiration indienne. À noter que les tissus indiens composaient les trois quarts, en volume, des cargaisons partant des comptoirs français des Indes avec pour destination finale le port breton de Lorient.
[23] Siamoise : tissu mêlant soie et coton, du Siam (Thaïlande) ; les « indiennes » sont des cotonnades peintes ou imprimées, de couleurs vives. Il en existe de nombreuses variétés selon le lieu de production ; ainsi, le masulipatan (très fine toile de coton, pour confectionner des mouchoirs), paliacate (pièce d’étoffe nouée sur la tête : le « madras » en serait synonyme, à l’origine). La toile de Nankin est une cotonnade chinoise tissée très serrée, couleur jaune clair.
[24] « Écorces d’arbres pour faire des habits » dont « en paille de Madagascar » (le moufia, palmier malgache – merci à Albert Jauze pour cette information ; AA 20 août 1783).
[25] Sur ces productions, voir le chapitre « Les ventes » dans HAUDRÈRE (Philippe), LE BOUËDEC (Gérard), Les compagnies des Indes, Rennes, Ouest-France, 2015.
[26] L’argument inverse du succès géographique se rencontre dans la publicité pour « l’eau fondante et antivénérienne de M. de Préval » dont, parait-il, « les Indes orientales et la Martinique jouissent depuis plusieurs années des avantages de ce remède » (AA 23 juillet 1785).
[27] Le fait que la ville-même de Madras soit sous influence anglaise n’empêchait pas la circulation des tissus dans la zone du Coromandel. Madras semble être devenu un terme générique pour des productions textiles d’une région où les Français n’étaient pas absents (Pondichéry).
[28] D’où des marchandises venues d’Orient chargées au départ de France sur un navire négrier, puis chargement d’esclaves en Afrique, avant de rejoindre Saint-Domingue, comme l’illustre le cas du navire nantais L’Uni, « venant de Gabinde [Cabinda], côte d’Angole, avec une fraîche cargaison d’environ 300 nègres traités en deux mois et demi et mouillé en la rade du Cap après 36 jours de traversée, à l’adresse de MM. Aubert, Rouch &Comp[agnie], qui en ont ouvert la vente le 29 du mois dernier [novembre 1784]. Un parti [lot] considérable de thé de toutes qualités, venu de l’Inde, en droiture ; de la toile de Morlaix et Bretagne en pièces » (Sup. Cap 8 décembre 1784).
[29] On trouve dans le Sup. Cap 10 novembre 1787 l’annonce suivante : « Le sieur Ferrouillat, brodeur et dessinateur, demeurant dans la maison de M. Rabier au Cap-Français, rue Saint-Michel, donne avis à Mrs les capitaines qui vont dans l’Inde qu’il a travaillé à faire une collection complète des plus beaux dessins de mouchoirs de Madras, Masulipatan et autres qu’il peint avec les couleurs les plus vives et qui imitent parfaitement celles de l’Inde ; les dessins dont il a fait choix étant ceux qui se vendent le mieux, il en donne avis à ces messieurs pour les prévenir qu’en se faisant peindre des échantillons, ils ne sont pas dans le cas d’apporter de ces pays, comme il arrive souvent, des marchandises qui restent en rebut et tombent en pure perte ; d’ailleurs, ce qui l’engage à en donner avis, c’est qu’il vient d’en peindre pour trois ou quatre capitaines qui sont partis pour l’Inde et qui s’en sont trouvés très satisfaits ». La concurrence va donc jusqu’aux copies de modèles, témoignant cependant d’une probable lenteur d’écoulement des imprimés indiens sur le marché domingois.
[30] Exemples d’annonces montrant, par bribes, la complexité de l’itinéraire : « Le navire Le Marchand-Italien, de Nantes, capitaine Pondavy, est arrivé en cette rade [Cap-Français] avec une petite cargaison de nègres de la côte d’Angole, de même qu’un bel assortiment de marchandises de l’Inde et de la Chine, dont MM. Lory, Plombard et Compagnie font la vente » (AA 28 janvier 1784). Et, page suivante, même édition : « Articles de la Chine et des Indes, arrivés par le navire impérial [pavillon de complaisance au moment du départ, encore en temps de guerre ?] Le Marchand-Italien, venant de l’île de France et mouillé en cette rade le 19 de ce mois » (suivi de la liste desdites marchandises). Ou encore : « La Parfaite-Union, capitaine Viard, venant de l’Inde [à son arrivée il est indiqué « venant de l’Ile de France », AA 31 mars 1784], a apporté diverses marchandises. Il y a aussi 16 beaux nègres à vendre parmi lesquels il y a le cuisinier et maître d’hôtel de feu M. Salvert, capitaine de vaisseau, tué dans le combat de M. de Suffren [bataille de Gondelour contre les Anglais, 20 juin 1783, rapportée par AA 21 janvier 1784]. Son magasin est à côté de la maison de M. Gautier fils, négociant, rue de Penthièvre » (Sup. Cap 7 avril 1784).
[31] En matière de trafic esclavagiste, on connait au moins trois navires armés directement de l’île de France pour Saint-Domingue, en l’occurrence L’Eléonore (1787 ; 120 esclaves de Kilwa), La Marguerite (1790 ; 230 esclaves du Mozambique) et Le Théodore (1791 ; 230 esclaves de Kilwa). À propos de La Marguerite, outre sa cargaison de captifs, une annonce publiée le 17 février 1790 précise que sont aussi à la vente « deux nègres matelots, un jeune nègre perruquier et une jeune négresse bonne blanchisseuse ». Comme pour les cas mentionnés en note 16, ces esclaves à talents ont certainement servi à bord et ont donc voyagé dans des conditions moins pénibles que les captifs dans l’entrepont.
[32] Voir l’article de BREST (Pierre), « Un exemple de commerce « quadrangulaire » au XVIIIe siècle : le périple de L’Espérance (1774-1775) », Bulletin de l'Association des Professeurs d'Histoire et de Géographie de La Réunion, n°15, Saint-Denis (Réunion), octobre 2015. Merci à Dominique Vandanjon de m’avoir signalé cet article.
[33] JAUZE (Albert), « Louis Moreau, un chirurgien-major et un colon ordinaire, de la mer des Antilles à l’océan Indien au XVIIIe siècle », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe n°148, septembre-décembre 2007, pp.5-41.
[34] JAUZE (Albert), « De Saint-Domingue dans les Caraïbes à Bourbon dans l’Océan Indien – Le cas de la famille Dominjod, XVIIIe-XIXe siècles », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe n°195, mai-août 2023, pp. 91-110.
[35] Dazille quitte Saint-Domingue pour la France en 1783 ; le médecin Charles Arthaud lui succède comme premier médecin du roi dans la colonie.
[36] En 1776, alors en route pour prendre ses fonctions à Pondichéry, Bellecombe participe à la mission d’inspection des établissements fondés par Beniowski et ses « Volontaires » à Madagascar. Bellecombe va être très sévère devant le peu de résultats visibles. Voir l’article publié en deux parties de MOULENQ (François), « M. de Bellecombe, général agenais et les colonies françaises au XVIIIe siècle », Revue de l’Agenais, Agen, 1874 (pp. 433-448) et surtout 1876 (pp. 325-340, partie relatant l’inspection proprement dite et contenant des extraits des notes prises sur place par Bellecombe). Consultable sur le site Gallica.fr
[37] FR ANOM, Secrétariat d’État à la Marine, COL E 26, dossier nominatif orthographié « Benyowszky ».
[38] Première tentative par Pierre Poivre d’obtenir des noix de muscade en 1754. Réussite finale d’obtention de plants de muscade et girofle en 1770 (Etcheverry et Provost), aussitôt plantés au jardin de Pamplemousses, à Port-Louis (île de France). Pour une première approche, voir VAXELAIRE (Daniel), Les chasseurs d’épices, Paris, Lattès, 1990.
[39] Les Affiches Américaines avaient tenu au courant leurs lecteurs des voyages du navigateur anglais et de sa disparition. On relève aussi cette remarque concernant la canne à sucre Otaheite : « Dans le dernier voyage du capitaine Cook, ce célèbre navigateur rapporte qu’aux îles de Sandwich la grosseur des cannes à sucre est extraordinaire ; qu’on en trouve qui ont 11 pouces et un quart de circonférence [soit 28,5 cm] et 14 pieds [4,25 m] de tige bonne à manger » (Sup. Cap 21 janvier 1786).
[40] Sur ces questions scientifiques, et notamment en matière de botanique (et aussi l’élevage de la cochenille), voir le chapitre 9 de McCLELLAN III (James E.), Colonialism and Science, Saint-Domingue in the Old Régime, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1992. L’auteur dresse un panorama général de ces transferts des Indes orientales aux Indes occidentales françaises (Guyane, Martinique, Guadeloupe, Saint-Domingue) mais ne souligne pas l’impulsion que va y apporter le gouverneur de Bellecombe. Pour une vision plus large encore, voir McCLELLAN (James E.), REGOUR (François), The Colonial Machine: French Science and Overseas Expansion in the Old Régime, Turnhout, Brepols, 2011 (voir aussi https://hal.parisnanterre.fr/hal-01656913).
[41] On connait cependant le cas nominatif suivant : « Le sieur Michel, arrivant de l’île de France et du Cap de Bonne-Espérance, donne avis qu’il est assorti en marchandises de l’Inde et qu’il vend en gros et en détail. Il a des toiles de coton de toutes qualités, des pagnes de Madagascar pour habit d’homme et déshabillé de femme, des tapis de lit de chitte, etc. Il est logé à la Couronne de France, chez Mde [Madame] Hussard, rue Espagnole [au Cap-Français] » (AA 22 janvier 1783). Par ailleurs, certains négociants ou maisons de négoce vont écouler ces marchandises d’Orient. Citons notamment au Cap (ville nettement en tête pour un tel négoce) : Beugny, Chereau, Crouzeilles, Dubernard, Farrouille, Fourneau & Cie, Gourjon aîné et Cie, Larieu & Cie, Lesage, Lory Plombard & Cie, Marcet & Corneille, Menot, Mesnier frères, Mery & Masson, Paquot, Pommier, Poncignon, Russy Gauget & Cie, Vulleriod. Au Port-au-Prince on trouve Allemand, Assalit, Mallecot de Monlaison & Cie. À Léogane Sheridan Gatechair & Cie.
[42] Dans l’intervalle, et alors qu’elle est en voie de restructuration, cette société commerciale a des représentants à Saint-Domingue (on connait au moins le nom des sieurs Mesnier frères, négociants au Cap-Français, « chargés par procuration des affaires de la Compagnie des Indes dans la partie du Nord », Sup. Cap 20 octobre 1784). Ce qui sous-entend que la défunte Compagnie avait des créanciers dans la grande colonie antillaise.
[43] Les Affiches Américaines vont rappeler qu’entre 1771 et 1778 l’importation de marchandises d’Orient faite par des négociants particuliers français en métropole a fait un bond, atteignant un peu plus de 149 millions de livres durant la période (moyenne annuelle de 18,65 millions de livres) ; le détail donne, en proportion, 57,7% de marchandises provenant des Indes, 37,6% de Chine, et 4,7% des Mascareignes. « Jamais la Compagnie n’a fait, en aucun temps, une importation aussi considérable » écrit la gazette, qui met cependant le tout en perspective : « Nous observerons que la colonie de Saint-Domingue importe annuellement en Europe pour plus de quatre-vingt-dix millions de denrées, et que les Indes, la Chine, les îles de France et de Bourbon ensemble n’en envoient que pour environ dix-huit millions et demi » (soit 4,5 fois moins), ce qui illustre l’importance de la grande colonie caribéenne dans les importations françaises (AA 31 juillet 1784).
[44] Les Affiches Américaines sont le timide mais néanmoins existant reflet de cette curiosité scientifique, depuis leur fondation : étude du passage de Vénus devant le soleil par Le Gentil (aux Philippines) (AA 19 novembre 1766) ; éruptions volcaniques à Batavia (1773) et aux Moluques (1775), dégâts des ouragans aux Mascareignes (AA 16 décembre 1772 ; AA 16 février 1774, AA 16 décembre 1774) ou encore méthode (par ailleurs contestable) de calcul de la longitude expérimentée à l’île de France (14 août 1783 et 26 mai 1784) ; des explorations aussi (travaux des botanistes Joseph Banks et Daniel Solander, ayant fait partie du grand voyage de James Cook dans le Pacifique, de 1768 à 1771 – AA 22 janvier 1772), annonce de la future expédition de La Pérouse (AA 31 décembre 1785) ; curiosités d’histoire naturelle, avec l’arbre-poison de Java (Sup. Cap 10 décembre 1785) ou l’éléphant blanc du Siam (AA du 17 août 1791)…
[45] Par ailleurs, dans le Sup. Cap 23 septembre 1789, on trouve un extrait d’une « lettre écrite par un officier embarqué avec M. le comte de la Peyrouse, datée de la Baie-Botanique [baie de la future Sydney] le 4 février 1788 » ; l’extrait relate les tous débuts de l’installation des premiers repris de justice anglais en Australie et aussi la tragique escale de l’expédition Lapérouse aux Samoa, qui coûta la vie à douze de ses membres.
[46] Les exemples de Dazille et Bellecombe montrent que les cadres de l’administration coloniale peuvent ainsi passer d’un océan à l’autre, comme en témoigne encore le cas de l’intendant Le Brasseur, ayant quitté Saint-Domingue et qui « passe dans l’Inde en qualité de Commissaire du roi, pour inspecter les îles de France et de Bourbon et la côte de Coromandel » (AA n°46, 13 novembre 1784).
[47] Peu nombreux, au point que l’administration coloniale juge utile d’en donner la liste nominative dans l’espoir de susciter la manifestation d’autres volontaires (Sup. Cap 22 novembre 1788). Le plus connu est le créole Jean-Paul Belin de Villeneuve, qui fait paraitre une description de l’arbre à pain ayant poussé avec succès sur ses terres (AA 31 janvier 1789) ; Belin de Villeneuve est aussi réputé pour un puissant moulin broyeur de cannes et l’amélioration du rendement de la batterie de chaudières. Dans le même ordre d’idée (indépendamment de l’adaptation de plantes indiennes), citons l’initiative privée du quarteron François Fournier de Pescaye pour utiliser du compost et non pratiquer l’écobuage afin de préserver le sol des caféières.
[48] « Un habitant de la Jamaïque ayant reçu d’un membre de la Société des Arts de Londres six graines de cotonnier chinois avec lequel on fabrique le nankin, les a plantées et elles ont parfaitement réussi. Un des ouragans du mois d’octobre dernier a détruit en grande partie ces premiers plants, lorsqu’on était prêt à récolter ; mais le propriétaire a sauvé assez de graines pour faire espérer que bientôt cet arbuste sera considérablement multiplié. On sait que les manufactures d’Europe n’ont jamais pu parvenir à imiter le vrai nankin et l’on ne doit pas s’en étonner, puisqu’on s’obstinait à teindre le coton, tandis que celui fabriqué par les Chinois est teint par la nature même. Ceux qui vont à la Jamaïque sont invités à se procurer de cette graine de coton pour en enrichir les colonies françaises et à les distribuer de manière qu’elle soit plantée sous diverses températures afin que l’on puisse connaître celle qui lui est la plus favorable, et qu’un accident ne fasse point périr les premiers plants » (AA 24 mars 1787). Les liens entre Saint-Domingue et la Jamaïque sont plus étroits qu’on ne le pense malgré la rivalité franco-britannique ; l’idée ainsi formulée illustre aussi ce contexte général de développement économique et d’intérêt scientifique.
[49] Une remarque qui ne touche pas que la sphère française ; ainsi, on trouve aussi dans la sphère anglaise des esclaves marrons originaires des Indes. De même, en matière de botanique, c’est en 1787-1788 que le capitaine Bligh, commandant le Bounty, avait pour mission d’apporter l’arbre à pain de Tahiti aux Antilles anglaises, tandis que les Français l’avaient implanté à Saint-Domingue (avec parfois confusion avec le baobab, ou « pain des singes » ; voir le Sup. PauP 27 août 1785 repris ici en annexe 2 et encore le Sup. PauP 31 décembre 1785) ; la mutinerie de l’équipage du Bounty conduit à l’échec de cette première tentative anglaise ; l’arbre à pain est finalement introduit par Bligh à Saint-Vincent en 1793. Et le tissu de madras a connu une belle popularité dans les territoires britanniques.
[50] Voir l’épilogue de son ouvrage Páscoa et ses deux maris (Paris, PUF, 2019).
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Auteur, historien et enseignant Jean-Louis Donnadieu, agrégé d'histoire-géographie, docteur en histoire et docteur en sciences de l'information, enseigne au lycée Ozenne de Toulouse. Durant son...
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