Kondo-le-Requin, ou l’exil d’un roi en Martinique

Publié le par Jean-Louis Donnadieu

Le requin, emblème du roi Béhanzin (tapisserie d’Abomey)

Le requin, emblème du roi Béhanzin (tapisserie d’Abomey)

Jean-Louis Donnadieu © 2023

Jean-Louis Donnadieu © 2023

     Un roi africain déchu de son trône passa douze ans de sa vie en Martinique, de 1894 à 1906 : Béhanzin, ancien souverain du Danhomè (Dahomey). Un séjour qui reste encore méconnu, et aux prolongements actuels.

Kondo-le-Requin, ou l’exil d’un roi en Martinique

 

« Gbêhanzin aï djiré !» (« Le monde tient l’œuf que la terre désire !»). C’est ainsi que le prince Kondo s’exprima dans la ville royale d’Agbomè (Abomey) lorsqu’en décembre 1889 il devint roi du royaume du Danhomè (Dahomey), à la mort de son père, le roi Glèlè. Selon l’usage en vigueur dans le royaume, de sa phrase d’intronisation devait découler son nom de roi : Gbêhanzin (francisé en Béhanzin).

Qu’on se le dise ! Le prince Kondo devenu roi allait prendre pour emblème le requin, abondant sur la côte, le faisant reproduire sur les tapisseries royales pour bien montrer que l’œuf (le royaume du Danhomè) serait défendu par le monde (lui, le roi) face aux convoitises de la terre (les yovos = blancs, plus précisément les Français, à cette époque).

Le sort de la diplomatie puis des armes devait cependant en décider autrement. Après une difficile campagne s’étendant de 1892 à début 1894 (vaillante résistance des troupes aguerries du Danhomè – dont les fameuses Amazones – puis plus d’un an de guerre de harcèlement de la part de Béhanzin), le colonel mulâtre (originaire du Sénégal) Alfred Dodds fait la conquête du Danhomè. Après des combats sans issue, Béhanzin se rend le 25 janvier 1894, ayant vu que les Français ne tuaient pas leurs prisonniers – donc épargnaient ses compagnons de lutte.

 

Mise en isolement

Le premier gouverneur de la colonie (dite « Bénin » puis, après le contrôle de territoires plus au nord – royaume de Nikki, etc... – « Dahomey et dépendances »[1]) est Victor Ballot, un martiniquais (né à Fort-de-France en 1853) ayant fait sa carrière dans l’administration coloniale. Est-ce à Victor Ballot qu’on doit l’idée d’envoyer Béhanzin en Martinique ? Toujours est-il qu’il s’agissait alors de l’éloigner de sa terre natale et ainsi éviter qu’il mène une possible révolte – sans oublier que ce serait le retenir sous surveillance en un lieu au climat approchant, mais d’où il ne pourrait pas facilement s’échapper. Si bien que le 30 mars 1894, le roi danhoméen déchu débarque à Fort-de-France avec quatre de ses épouses, trois filles, un fils, un secrétaire, un interprète et l’épouse de celui-ci.

Durant son séjour de douze ans, Béhanzin et sa petite suite vont séjourner au Fort Tartenson (jusqu’en 1898) puis à la villa des Bosquets. Un séjour relativement méconnu ; il faut dire que, contrairement à Napoléon à Sainte-Hélène, Béhanzin n’a pas eu de mémorialiste attitré, si bien qu’on ne sait malheureusement pas le détail de ses pensées et observations durant son long exil. Existent cependant des sources qui permettent d’en savoir un peu plus (articles de presse et cartes postales notamment – où on le voit avec son éternelle pipe à la bouche, entouré de sa petite famille –, documents parfois consultables en ligne, voir liens donnés en référence).

 

Entre nostalgie et ennui

Béhanzin semble avoir vécu une vie plutôt retirée, entre nostalgie et ennui, avec parfois des apparitions publiques comme lors de l’hommage au Président de la République Sadi Carnot, assassiné sous les coups d’un anarchiste (cérémonie à la cathédrale de Fort-de-France). Quand il reçoit de rares visiteurs, c’est après autorisation, et avec un certain protocole : Béhanzin n’a rien perdu de sa dignité royale, ni de la prestance que ses responsabilités et autorité d’autrefois lui conféraient. Mais il tourne tel un lion en cage. Une consolation : les prouesses de son fils Oualino, scolarisé à partir du 13 décembre 1894 à Saint Pierre[2]. Ce petit prince se révèle très bon élève : lui qui baragouinait quelques mots de français rafle deux ans plus tard plusieurs prix d’excellence. On sait aussi que deux des filles de Béhanzin vont avoir des enfants en Martinique, que son secrétaire y meurt d’une bronchite et que son interprète, devenu un tapageur pilier de cabaret, est renvoyé.

On se doute que Béhanzin a la nostalgie du Dahomey et va faire des demandes répétées auprès des autorités pour y revenir, toutes restées en vain. Sa santé détériorée, il embarque avec sa petite suite pour la France, où il arrive en avril 1906, mais de là il est assigné à résidence en Algérie, à Blida. Il décède finalement en Algérie le 10 décembre 1906, à l’âge de 61 ans. Ce n’est qu’en 1928 qu’a lieu de retour de ses cendres dans son Dahomey natal.

 

Questions d’aujourd’hui

L’histoire ne s’arrête pas là. Comme toujours, le récit historique est fonction des interrogations de ceux qui l’écrivent, reflet de leur époque. Aujourd’hui, concernant l’exil finalement assez triste de Béhanzin, plusieurs remarques peuvent être formulées :

1-S’il existe déjà des travaux sur ce séjour, on n’a probablement pas tout trouvé encore. Que peut-on savoir de plus sur Béhanzin en Martinique, sur ses conditions de vie, sur l’attitude des autorités et des Martiniquais – non seulement de l’intelligentsia qui l’a croisé, mais aussi des petites gens ? Et quels liens inusités pourrait-on tisser entre la Martinique et le Bénin actuel ? Quelles créations artistiques, quels marquages des lieux et quels travaux ou concours scolaires l’histoire de Béhanzin pourrait-elle inspirer ?

2-Béhanzin est, avec raison, considéré aujourd’hui comme une grande figure du panthéon des résistants africains à la colonisation européenne. Timbres-poste, statue du souverain à Abomey mais aussi au lycée Béhanzin (ex-lycée… Victor-Ballot) de Porto-Novo (la capitale) sont là pour témoigner que Béhanzin est une fierté nationale. Cela étant, si lui-même n’a pas trempé dans le commerce négrier avec les Européens (mais quid de l’organisation de la cour royale ?), Béhanzin est néanmoins issu d’une lignée de rois esclavagistes et négriers, responsable de la vente de milliers de captifs (qu’on se souvienne que le rivage du Danhomè a été surnommé « Côte des esclaves »). On a la situation insolite de son fils, scolarisé avec des élèves peut-être descendants d’esclaves vendus par ses lointains ancêtres… Que se sont-ils dit dans la cour de récréation – si tant est que le sujet ait été abordé ? Plus largement, la figure de Béhanzin – dont personne au Bénin ne songerait à souiller les statues – nous rappelle indirectement l’existence d’un esclavage et d’une traite interafricaine, et aussi de situations esclavagistes au sein du monde arabe, ottoman, russe, indien, chinois, etc. Cela mérite aussi qu’on s’y attarde (la Tunisie l’a fait), l’Occident n’ayant pas été la seule partie du monde à avoir recours à l’esclavage, loin s’en faut. Pour le seul cas du Bénin, que l’on s’intéresse par exemple au roi Ghézo et à son ami le négociant – et mulâtre brésilien, ancien esclave de surcroît – Félix « Chacha » de Souza...

Kondo-le-Requin, ou l’exil d’un roi en Martinique

3-Lors de la conquête du Danhomè, des objets d’art issus de la cour d’Agbomè (Abomey) ont été pris comme butin de guerre et emmenés à Paris ; on cite souvent le cas de la statue de l’homme-requin représentant Béhanzin, conservée au Musée de l’Homme puis au Musée du Quai Branly (Arts Premiers). Butin certes, mais le geste a aussi permis de préserver des œuvres des outrages du temps, notamment de l’humidité, des insectes et autres agressions qui auraient pu leur être fatales… Aujourd’hui, la procédure de restitution de ces objets à la République du Bénin est achevée ; gageons que les mânes de Béhanzin ont plané au-dessus de ce mouvement.


[1] Indépendant en 1960, le pays prend le nom de « République du Dahomey », avant de devenir en 1975 la « République populaire du Bénin » ; l’actuel nom est « République du Bénin ».


[2] L’arrivée de Béhanzin Oualino fait sensation, selon l’article du journal Les Antilles, ainsi que l’a relevé Liliane Chauleau (La vie quotidienne aux Antilles françaises au temps de Victor Schoelcher, XIXe siècle, Paris, Hachette, 1979, p. 299)

 

Références (sitographie)

 

Sur le séjour de Béhanzin en Martinique

(sites donnant des références bibliographiques et montrant des illustrations de l’époque) :

MANIOC

bibliothèque numérique Caraïbe, Amazonie, plateau des Guyanes

http://blog.manioc.org/2014/04/le-roi-behanzin-en-martinique.html

de Jessica PIERRE-LOUIS

https://tanlistwa.com/2019/12/10/behanzin-roi-du-dahomey-12-ans-dexil-force-a-la-martinique-1/

https://tanlistwa.com/2019/12/17/behanzin-roi-du-dahomey-12-ans-dexil-force-a-la-martinique-2-2-de-la-villa-les-bosquets-a-blida/

 

Sur le retour d’objets de la cour royale du Danhomè revenus au Bénin

Trésors royaux du Bénin, Art du Bénin d’hier et d’aujourd’hui, de la restitution à la révélation, Paris, Hermann, 2022

Kondo-le-Requin, ou l’exil d’un roi en Martinique
Kondo-le-Requin, ou l’exil d’un roi en Martinique
Kondo-le-Requin, ou l’exil d’un roi en Martinique
Kondo-le-Requin, ou l’exil d’un roi en Martinique
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article