Littérature et superposition de prismes idéologiques
La lecture de deux articles écrits par James Albert Arnold, Professeur Emérite de l'Université de Virginie, nous amène à nous interroger sur la superposition des prismes idéologiques, sur ce que l'on pourrait appeler de façon froide et économique "la production littéraire" ou de façon plus artistique "les inspirations littéraires".
Deux articles pour lesquels nous ne pouvons et ne devons qu'être admiratifs mais nous laissent en état de totale sidération.
JAMES ARNOLD A - La Martinique de Lafcadio Hearn : Un Lieu de Mémoire Paradoxal, The Canadian Review of Comparative Literature / Revue Canadienne de Littérature Comparée | ISSN 1913-9659.
JAMES ARNOLD A. - Institution littéraire, discours identitaire, supercherie littéraire. In: Cahiers de l'Association internationale
des études francaises, 2003, n°55. pp. 123-138;
doi : https://doi.org/10.3406/caief.2003.1489
https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_2003_num_55_1_1489
Ces deux articles sacrifient au pilori les oeuvres de Patrick Lafcadio Hearn (1850-1904) et celles de Mayotte Capécia (Lucie Lucette Combette-Ceranus,1916-1955).
Les questions en découlant sont :
Dans quelle mesure a-t-on le droit à l'inspiration et à l'écriture ?
Comment échapper aux analyses socio-littéraires anachroniques ?
Un écrivain des régions caribéennes et américaines (Guyane) peut-il être apprécié sans passer par les laminoirs des études colonialistes et post-colonialistes ? Par extension, un roman peut-il être valorisé pour ce qu'il est, sa beauté, son style, sa performance, dans un sens universaliste ?
Un écrivain peut-il écrire sans un encadrement idéologique ? Sans subir l'automatisme du rayon géographique de l'écriture (vu chez certains libraires, la case "livres exotiques").
Nous lisons Bonjour tristesse de Françoise Sagan. Le seul baccalauréat en poche et l'insolence d'une intelligence littéraire précoce. Quel prisme idéologique pourrait-on lui attribuer ? Ah oui ! Celui du déterminisme après-guerre d'un féminisme exacerbé et libertaire...
Concernant Patrick Lafcadio Hearn : peut-on être raciste, épouser une métisse Créole ayant subi l'esclavage, se mêler intensément aux populations noires jusqu'à en connaître avec amour et précision leurs cultures, puis adhérer totalement au folklore japonais ?
Quant à Mayotte Capecia, tant de critiques posthumes la classent bien au-dessus de tous les prix littéraires mondiaux que l'on pourrait créer et imaginer...
Sans aucun commentaire, nous nous contenterons de citer les deux courants contradictoires d'analyses cités par James A. Arnold, incluant le sien propre :
"Cette racialisation appuyée du discours de Je suis Martiniquaise fait partie de l'idéologie colonialiste dans laquelle baigne le roman tout entier. Qui plus est, le domaine culturel est systématiquement racialisé. A la page 149 de Je suis Martiniquaise on lit : « Mais c'est en vain qu'il s'efforçait de me faire prononcer les "r" ; je ne parvenais pas à perdre mon accent ». Or, jamais l'auteur des mémoires ne mentionne l'accent de Lucette, qui y parle un français tout à fait correct. D'où vient donc cette insistance de la part de l'éditeur ? Il s'agit indubitablement de l'horizon d'attente du lecteur métropolitain de l'époque, qui avait l'habitude de l'idiome petit-nègre ou
français-banane dans la bouche des indigènes du roman colonial. C'est-à-dire que dans le contexte du discours racialisé des rapports entre les amants, l'accent de l'héroïne de Je suis Martiniquaise est à classer parmi ses traits
ethniques.
Vu l'effort indéniable pour insister sur l'aspect interracial de la liaison entre Mayotte et André dans Je suis Martiniquaise, on est bien obligé de prendre au sérieux la transformation de l'aviateur en blond aux yeux bleus. Dans le contexte de l'immédiat après-guerre, faire de cet inconditionnel du Maréchal un blond aux yeux bleus, c'est souligner le type aryen cher à ceux qui ont perdu la guerre de 1940-45. [...]" - James A. Arnold
L'autre courant (féministe américain) :
"Depuis une dizaine d'années, nous sommes témoins du phénomène étonnant d'une Mayotte Capécia hissée au pinacle des études postcoloniales et féministes. Ici encore, il s'agit d'un discours identitaire, mais différent de ceux qui ont déterminé la réception française et antillaise de son oeuvre (22). Le même climat culturel qui a permis, sinon encouragé, lessupercheries de Petit Arbre et de Grey Owl, oeuvre aujourd'hui encore pour imposer l'image mythique d'une Mayotte Capécia auteure révolutionnaire et égérie du féminisme postcolonial.
Un demi-siècle après les traductions en langue allemande et suédoise, bien oubliées aujourd'hui, une traduction américaine des deux romans signés Mayotte Capécia a paru aux Etats-Unis (23). La traductrice est une collègue
afro-américaine, actuellement émérite, qui s'intéresse à Mayotte Capécia depuis le début des années 1970 (24).
Cette traduction tardive, qui n'a provoqué d'écho critique dans aucune revue nationale, marque néanmoins la convergence de deux tendances de la vie universitaire américaine actuelle : le féminisme et les études postcoloniales, qui se fondent de plus en plus l'une dans l'autre." - James A. Arnold
Les meilleures preuves de la superposition des prismes idéologiques sur la littérature est donnée par James A. Arnold dans les paragraphes de son article qui précèdent.
Et nous acquiesçons sur la dernière phrase de son article :
"Le risque que nous courons est que le discours identitaire finisse par occuper le champ littéraire et en déterminer les contours."
En conclusion, un roman qu'il soit de Françoise Sagan, de Césaire, de Lafcadio Hearn ou de Mayotte Capecia, nous nous laisserons subjuguer uniquement par la beauté, la puissance de leurs fleuves de mots, la capacité d'évasion, de rêves qu'il dégage Notre seule limite sera l'inhumanité de certains écrits.