Le Masurier, artiste peintre du XVIIIe
L’exposition « Le modèle noir, de Géricault à Matisse », en 2019, a révélé une évolution de la perception de l’artiste peintre face à son modèle noir, une évolution matérielle par le travail des pigments et le rendu des couleurs et lumières, mais aussi une évolution de la relation humaine modifiant la place du modèle noir de l’arrière-plan au devant de la construction scénique. Le tableau de Manet, Olympia, excelle par la voluptuosité des formes et l’opposition de couleurs, la servante noire ne se détachant du fond du tableau que par l’éclat de sa robe, alors que le tableau de Marie Guillemine Benoist, Madeleine, érige le modèle noir en personnage unique dont l’humanité nous assaille.
Le modèle noir de cette exposition s’analyse en termes d’esthétique associé au regard de l’artiste selon son désir de mise en perspective ou d’essentialisation des personnages.
Dans la même veine des peintures réalistes, nous allons découvrir des œuvres dont le sens se situe dans le témoignage d’une période historique du XVIIIe siècle. Une lumière accentuée est projetée sur les personnages des antilles dans leur vie quotidienne. L’approche picturale est éloignée de la peinture coloniale plus connue, centrée sur les caraibes où noirs et métis sont dépeints dans une condition de soumission aux blancs conquérants. Une approche picturale qui nous saisit d’étonnement par une apparente absence de préjugés quant aux nuances de couleurs de peau. Une obsession du détail dans l’habillement, les attitudes et l’environnement place les personnages sous un regard égalitaire de l’artiste peintre. Le regard n’est aucunement différencié mais seule la position sociale est subtilement marquée.
Le Masurier figure parmi ces artistes des antilles. Il a été découvert par Hugh Honour, historien d’art anglais, il y a une quarantaine d’années. On ne sait pas grand-chose sur sa vie, sinon qu’il est probablement d’origine métropolitaine et qu’il a séjourné en Martinique dès les années 1770 où il accompagnait le comte Maximilien Claude de Choiseul-Meuse, aide-major général puis commandant en second de la Martinique, entre 1766 et 1789.
Quatre tableaux peints par Le Masurier ont attiré l’attention des historiens :
- Esclaves noirs à la Martinique, huile sur toile, 1775, ministère des Outre-mer, Paris
- Famille de mûlâtres, huile sur toile, 1775, ministère des Outre-mer, Paris
- Portrait de Choiseul-Meuse et sa famille à la Martinique, huile sur toile, 1775, Collection particulière (en 1992)
- Le marché de Saint-Pierre à la Martinique, huile sur toile (documenté en 1769-1775) – 169 x 234 cm, Avignon, Musée Calvet (donation Marcel Puech).
Nous analyserons deux de ces tableaux :
Le tableau « Esclaves noirs à la Martinique » photographie un moment de repos des esclaves. Ceux-ci se trouvent dans un cadre scénique exclusivement centré sur eux. Les personnages sont dépeints avec différentes tonalités de peaux. Autour d’une table, en extérieur, une femme noire, assise en premier plan, semble argumenter sur un sujet quelconque sous les regards attentifs d’un coupeur de canne, son coutelas de travail à la main et d’une mûlatresse quelque peu en retrait de la conversation. Les coiffes, les robes et les attitudes des deux femmes révèlent probablement des positions sociales légèrement différentes. Plus loin, un homme boit, à la bouteille. Les enfants en arrière-plan semblent se réjouir de la richesse de la plantation en s’aidant d’une gaule pour faire tomber les fruits des arbres. Une atmosphère paisible, un moment éloigné des contraintes de l’esclavage se dégage de cette peinture.
Avec le tableau « Famille de mûlâtres », les personnages sont dépeints en ambiance intérieure. L’artiste porte également une attention particulière aux nuances de couleurs de peaux. Les trois femmes ainsi que la jeune fille se tenant près de l’une d’entre elles sont habillées des robes longues européennes dont la taille est corsetée. La mulâtresse au centre du tableau paraît rivaliser d’élégance avec une tenue plus colorée et riche. Le tissu de qualité semble suivre une mode de métropole. Le bas de la robe est doublé d’un voile soyeux dont Le Masurier s’est employé à représenter chacun des plis afin d’en signifier la finesse. La coiffe madras portée très haut, les bijoux d’oreille ainsi que le calme, l’assurance qui se dégage d’elle la valorise en tant que maîtresse de la maison recevant ses hôtes et peut-être en tant que femme de couleur libre.
Cependant, on s’interroge sur le message transmis par l’artiste peintre Le Masurier à travers ses tableaux. A-t-il délibérément voulu donner une image idéalisée des antilles en éradiquant tout ce qui pourrait rappeler la souffrance de l’esclavage ?
Une réponse nous est donnée par Anne Lafont, Directrice d’études à la prestigieuse École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris, dans sa conférence, « Blackness, quel espace pour une histoire de l’art des mondes créoles? », qui avait pour objectif « de mettre en lumière la contribution africaine à la fabrication d’œuvres peu connues réalisées aux Antilles pendant la période coloniale et esclavagiste ». Elle insiste sur l’évidence des « rapports de domination propres à la société coloniale » sous-jacents dans ces tableaux, mais qui révèlent des « espaces d’autonomie et de créativité que les populations noires et créoles réussissaient à se ménager à l’intérieur de cette société. »
Sans vouloir minimiser le contexte dramatique de l’esclavage, on pourrait ajouter à la réflexion de Anne Lafont que Le Masurier, peut-être sensible aux pressions des abolitionnistes, réattribue son humanité à l’homme antillais quelque soit sa couleur de peau, en l’imposant au centre de ses tableaux et démontre une complexité variable des rapports sociaux durant cette période, d’une île à l’autre et sans aucun doute, d’une habitation à l’autre.
Aurore Holmes