Noirs et blancs et la lettre d'un disparu de Saint Pierre

Publié le par Aurore Holmes

Noirs et blancs et la lettre d'un disparu de Saint Pierre

Noirs et Blancs, une saga familiale riche en événements et personnages complexes dont la fibre est aventurière. C’est l’histoire des générations qui ont précédé l’auteur de ce livre, Jean-Jacques Portel, et c’est également l’histoire de la Martinique, de la tragédie de Saint-Pierre, l’histoire du monde de l’Europe à l’Afrique, en passant par la Guyane et l’Indochine.

Noirs et Blancs jette une lumière de vérité émouvante sur les Antilles du 18e siècle à nos jours, sans arrière-pensées sectaires, en donnant le respect dû à chaque être humain quelque soit son parcours.

Jean-Jacques Portel attribue une densité passionnante à chacun des personnages qu’il aborde et même avec peu d’indices, il en rehausse les contours et les espoirs. Des ancêtres noirs et blancs, il les assume dans leur humanité et leur volonté de se réaliser, surmonter les angoisses, les peurs, les obstacles, tous tendus, au-dessus de leurs conditions, vers un avenir qu’ils espèrent brillants pour eux et leurs enfants.

L’immense travail de l’auteur sur les générations successives de sa famille redessine l’histoire des Antilles et du monde sur trois siècles. Elle commence avec Philippe Laporte, né en terre de Gascogne et rêvant à des aventures sur des terres lointaines.

Le style de Jean-Jacques Portel est plaisant et on se laisse aisément porter par l'audace et l'intrépidité des différents acteurs présentés, du bagne de la Guyane aux intrigues japonaises...

L’un des passages émotionnellement chargé de ce livre laisse deviner la valeur primordiale de la transmission et de l’amour entre les générations. Il concerne Léon Portel préparant sa thèse de médecine, en 1887 et dont l’avant-propos commence par cette dédicace : « A la mémoire de mon père et de ma mère ». L’auteur précise ensuite : « en hommage à ses parents : son père né esclave à Saint Pierre, sa mère qui se sera épuisée à blanchir le linge sur les berges de la Roxelane et qu’il n’aura pas pu revoir, tous les deux décédés pendant ses études, bien loin de Saint Pierre. » - P. 195.

D’autres pages remarquables de ce livre se rapportent au témoignage ultime de Roger Portel, frère de Léon, lors de l’éruption dévastatrice de la Montagne Pelée, en 1902 et intitulé « Lettre d’un disparu » (pp. 307-312).

C’est bien l’importance donnée à la solidarité familiale et aux courriers que les frères Portel s’adressent les uns aux autres qui laisse cet héritage des écrits.

« Malgré les distances qui les séparent et les aléas des guerres aux quatre coins de l’empire colonial, le lien écrit entre les trois frères perdure par-delà les océans. Lettres familiales que chacun rédige avec soin ; un véritable cérémonial social. […]

C’est d’ailleurs par une ultime lettre à l’un de ses frères, à quelques heures d’être enseveli lui-même par la nuée ardente créée par l’éruption de la Montagne Pelée, le 8 mai 1902, que Roger Portel se fera connaître du monde entier bien malgré lui. En effet, il a rédigé un témoignage unique repris depuis, dans de nombreux pays, dans des ouvrages et journaux traitant de cet épisode dramatique, la plus grande catastrophe naturelle que la France n’ait jamais connue.

Voici un extrait du journal « Le Radical », daté du 21 mai 1902 :

[…]

Le Radical daté du 21 mai 1902, pages 1 et 3 - Gallica, BNF.
Le Radical daté du 21 mai 1902, pages 1 et 3 - Gallica, BNF.

Le Radical daté du 21 mai 1902, pages 1 et 3 - Gallica, BNF.

Dernières heures d’un disparu

Un de nos confrères a publié les extraits suivants d’une lettre de M. Roger Portel, de Saint Pierre, à l’un de ses frères habitant Toulon (Ndr : son frère Joseph) lettre arrivée dimanche (à Bordeaux) par le Saint Germain, le dernier bateau ayant réussi à sortir de la rade avant que la catastrophe ne s’abatte sur la ville. Cette lettre a été mise à la poste quelques heures seulement avant le départ du paquebot à destination de Pauillac, le 03 mai et celui qui l’a écrite est probablement parmi les victimes.

Samedi 3 mai 1902

Je me réveille ; il est cinq heures et demie.

Les rues, les maisons sont couvertes d’une couche de cendre grisâtre, semblable au ciment de Portland. La montagne Pelée, qui s’était réveillée depuis huit jours de son long sommeil d’un demi-siècle,  paraît environnée d’une fumée très noire.

Saint Pierre – spectacle inconnu aux natifs – est une ville saupoudrée d’une neige grise. Je dis à mes connaissances : « Tenez, voici un effet de neige… C’est un paysage d’hiver moins le froid ». Sur le chemin de la Rivière-Blanche, je ne peux pousser au-delà de l’Ex-Voto ; une pluie de poussière m’aveugle, me pénètre dans les narines, et, dans ce brouillard naturel, on ne distingue pas un homme à 50 mètres.

Les habitants abandonnent leurs maisons, leurs villas, leurs cottages, leurs cases, leurs paillottes et fuient vers la ville.

C’est une déroute de gens effrayés, pêle-mêle, bizarre, de femmes, d’enfants, pieds nus, de paysannes aux petites nattes poudre-derizées à leur insu, comme les marquises du dix-septième siècle, de grands gaillards noirs, pliés sous les matelas nécessaires pour la nuit prochaine – tandis que de bonnes vieilles, aux fenêtres urbaines, marmonnent d’interminables prières.

Il y avait, vers dix heures, trois centimètres de cendre, dans les rues du Fort. Les magasins sont fermés. Les écoles ont été licenciées. Le gouverneur, M. Moultet, est descendu de Fort de France par le Rubis. Les rues sont mornes ; les pavés ne résonnent plus sous les talons hâtifs des gens affairés.

On dirait qu’un pavé de bois a été brusquement mis à la place des pierres de nos trottoirs.

Midi

Les pompiers, grâce aux bouches d’incendie de nos principales voies, inondent les rues […] Je suis oppressé et le nez me brûle. Allons-nous tous mourir asphyxiés ? Du débarcadère du gouvernement à la place Bertin, on n’aperçoit pas le haut des rues voisines ni, du lit de la Roxelane, le coteau du collège des pères du Saint-Esprit.

De l’école du Mouillage, au-delà des clochetons de la cathédrale, une épaisse couche de fumée rend invisible la masse même du morne Abel.

Les prêtres ont fait ouvrir les églises, la nuit dernière, tandis que le volcan, par ses deux cratères, lançait une colonne de fumée et une colonne de feu.

Que nous réserve demain ? Une coulée de laves ? Une pluie de pierres ? Un jet de gaz asphyxiants ? Quelque cataclysme de submersion ? Nul ne sait.

L’excursion que nous avions organisée pour demain avec le concours de la société de gymnastique est renvoyée à une date ultérieure.

Je t’embrasse, mon cher frère, et je te donnerais ma dernière pensée si je dois mourir.

Ne te désole pas trop pour nous.

Roger Portel

Le malheureux (Roger Portel) est très probablement mort asphyxié, ainsi qu’il l’avait prévu. Mais on peut se rendre compte, à la lecture de la poignante lettre ci-dessus, des souffrances morales qu’ont éprouvées, avant de disparaître, les victimes du cratère des Palmistes ! » - (Article du journal Le Radical du 21 mai 1902).

Noirs et blancs et la lettre d'un disparu de Saint Pierre
Noirs et blancs et la lettre d'un disparu de Saint Pierre

L'auteur, Jean-Jacques Portel, précise :

"Roger Paul Alexandre Portel est mort, brûlé et asphyxié, le 8 mai 1902, à Saint Pierre, durant l’éruption de la Montagne Pelée(1) ; gisant carbonisé à l’extérieur, la face contre terre, les bras en avant, sur le pas de son école, l’école du Centre, "saignant de vingt blessures, vingt morsures du feu, au milieu d’autres brûlés, le corps dilaté, la langue pendante, la tête boursouflée, les mains boursouflées […], cette scène atroce, tous ces moribonds bouffis, hurlant de douleur"(2).

Combien de temps aura duré son agonie ?

L’acte de décès final(3) ne sera quant à lui dressé que neuf ans plus tard, en 1901, par l’officier d’état civil de la commune du Carbet, qui servait temporairement de « mairie annexe », suite à un jugement déclaratif collectif de décès, portant sur 356 personnes, dont Roger Paul Alexandre Portel, émis par le Tribunal de Première Instance de Fort de France."

Notes :
(1) Association Généalogie et Histoire de la Caraïbe (GHC) : Liste des victimes de la catastrophe de 1902.
(2) Michel Tauriac, "Les années créoles", La Table Ronde, 1982.
(3) Archives municipales du Carbet, acte n° 309 du 25 septembre 1911.

Enfin, notons cette magnifique conclusion, véritable message de paix de l’auteur, Jean-Jacques Portel :

"Cette histoire, nécessairement incomplète, vous est dédiée à toutes et à tous. Elle est aussi Votre Histoire.

[…]

Souhaitons que cette recherche généalogique suscite émotions, rencontres, retrouvailles, et l’envie de continuer de cultiver cet arbre aux racines parfois profondes et aux branches multiples, touchant tous les continents, de la Californie au Japon, et qui loin d’opposer l’idée d’identités blanches ou noires séparées, contiendra au contraire l’universalité de nos racines à la fois noires et blanches (et tant d’autres encore… […]"

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