Un Berrichon méconnu pionnier aux Amériques : Hector-Louis de Barbançois (1763-1855)
« Un Berrichon méconnu pionnier aux Amériques : Hector-Louis de Barbançois (1763-1855) », DONNADIEU Jean-Louis, Châteauroux, Revue de l’Académie du Centre, 2014, p. 44-57.
Par © Jean-Louis DONNADIEU Agrégé d’histoire-géographie, enseignant au Lycée Ozenne de Toulouse, docteur en histoire.
Image de couverture - domaine public, La Bataille de Saint-Domingue, huile sur toile de Janvier Suchodolski, 1845, musée de l'Armée polonaise, Varsovie.
Sous l’Ancien Régime, bien souvent les aînés faisaient de l’ombre aux cadets. Ainsi, dans le cas de la grande famille berrichonne des Barbançois, à la charnière entre les derniers feux de Versailles, la Révolution et l’Empire, on connaît surtout l’influence du premier de la lignée, Charles-Hélion, seigneur de Villegongis (1760-1822), introducteur du mouton mérinos en France[1]. Mais le parcours de son frère cadet, Hector-Louis, n’en est pas moins digne d’intérêt ; officier militaire comme tant d’autres, la fortune des armes et de la politique va le conduire… aux Antilles.
Son histoire a été oubliée jusqu’à l’heureuse découverte à L’Isle-de-Noé (Gers) de quelques pages arrachées d’un registre et qui risquaient de se perdre ; il s’agissait de la comptabilité d’une sucrerie de Saint-Domingue (Haïti aujourd’hui) dont il s’est fort occupé durant la Révolution. Des documents conservés aux Archives nationales d’outre-mer (Aix-en-Provence), au Service Historique de la Défense (Vincennes) et aux Archives départementales de l’Inde ont permis de compléter et éclairer son insolite parcours.
Pourquoi « aux îles » ?
« Cinq pieds [1,62 m], front carré, cheveux et sourcils noirs, nez allongé, bouche moyenne, menton rond, visage de même »[2]. Voilà ce que dit de notre homme un certificat de résidence dans la commune de La Croix-des bouquets (Saint-Domingue), établi alors qu’il a 37 ans. Il a déjà un nombre important d’années de service, étant devenu très tôt chevalier de Malte[3] ; son dossier militaire[4], complété d’une déclaration faite en 1816[5], indique qu’il entre le 19 décembre 1778 comme page du roi à la Petite Ecurie. Sous-lieutenant au régiment de cavalerie Royal-Navarre en 1782, on le retrouve capitaine aux Noailles dragons en 1785 puis, en juillet 1789, aide-de-camp du marquis de Pouzols dans sa tournée en Roussillon. Les événements révolutionnaires en France le froissent-il ? Selon sa déclaration de 1816, « pour s’éloigner de la Révolution », il cherche à « se rapprocher de l’armée des Princes. Il accepte d’être premier aide-de-camp du maréchal de Béhague nommé général en chef [entendre : gouverneur] de la Martinique[6] ». Nous sommes en 1791. Mais, « préférant occuper [le même emploi] auprès du général de Saint-Domingue ou des raisons de parenté et de fortune en propriétés assez importantes l’appelaient », le voilà débarquant dans cette colonie, alors en proie à de grands troubles depuis deux ans : tensions entre colons autonomistes et ceux restés fidèles à la couronne, revendications des Mulâtres libres exigeant l’égalité civile avec les Blancs et, depuis août 1791, révolte d’esclaves.
Hector-Louis de Barbançois indique qu’il envisageait de « rejoindre en Europe l’armée loyale » (sous-entendue des Princes) mais que des circonstances fortuites ont contrarié ce plan. C’est invérifiable… et douteux. On le retrouve en 1792 aide-de-camp du général Guy-Pierre Coustard, un proche parent puisqu’il n’est autre que le beau-père de son frère ainé Charles-Hélion… et veuf de feu la propriétaire en titre d’une sucrerie ; Coustard a fort à faire pour calmer les « petits Blancs » du Port-au-Prince. On ne sait malheureusement rien de précis des activités militaires de Barbançois cadet, si ce n’est que son chemin croise celui du marquis de Cocherel, l’un des députés de Saint-Domingue aux États généraux puis à l’Assemblée nationale, revenu dans l’île où il a organisé un corps d’officiers royalistes résolus à défendre leurs biens fonciers. Hector-Louis de Barbançois sert dans cette unité, sans qu’on sache ce qu’il fait vraiment. De fait, ses préoccupations sont autres : il va, pour l’essentiel, s’occuper de propriétés foncières établies dans la Plaine du Cul-de-Sac, dans la bourgade de la Croix-des-Bouquets (environ quatre lieues du Port-au-Prince), à savoir la sucrerie d’Argout, proche du bourg, où il va établir sa résidence, et surtout la très importante sucrerie Bourgogne… dont son frère aîné Charles-Hélion est devenu propriétaire pour un quart de par son mariage, et qui lui a établi une procuration à cette fin[7]. Il va aussi suivre (de loin) la sucrerie Juchereau de Saint-Denis sise au Trou-du-Nord (nord de la colonie) : en effet, sa sœur, Hélène-Mélanie de Barbançois, est depuis 1774 l’épouse du propriétaire, Louis-Barbe Juchereau de Saint-Denis.[8]
Liens de famille
Si les origines de l’habitation Bourgogne remontent à la première moitié du XVIIIe siècle, l’Indemnité des colons répertorie le domaine au nom de Marie Godefroy, veuve du sieur de Bourgogne-Duvivier, un officier militaire créole. Toutefois, elle avait épousé en premières noces Jean d’Excravayat d’Escossas. La fille de ce premier lit, Anne, se marie avec un officier appelé à devenir gouverneur de Saint-Domingue (en 1777), Robert d’Argout ; ils ont deux enfants, un garçon, Robert-Maurice d’Argout, et une fille, Marianne, épouse d’Esme Joachim Montagu de Pouzols. De l’union suivante de Marie Godefroy avec le sieur Bourgogne-Duvivier naît une fille, Laurence, laquelle épouse un officier, Guy-Pierre Coustard, lui aussi appelé à être gouverneur de Saint-Domingue (de juillet 1785 à avril 1786). S’ensuivent deux filles : Charlotte, qui épouse à Paris Pierre Guigues de Moreton de Chabrillon, et Sophie-Guillermine-Louise, qui épouse à Versailles, en présence de la famille royale, Charles-Hélion de Barbançois[9]. Au bout du compte, à la veille de la Révolution, on compte donc quatre héritiers – et propriétaires directs –, chacun pour un quart. Autant de sources potentielles de disputes ou de contestation.
Laurence Duvivier-Bourgogne, épouse Coustard, est décédée à Nantes en 1786. Comme beaucoup de propriétaires « aux îles », elle résidait en France et faisait administrer son domaine par un procureur, administrateur à qui elle avait donné procuration. On ne sait rien de ses affaires ni de la façon dont sa sucrerie a été gérée, de son temps ou peu après son décès. Toujours est-il que, comme beaucoup de familles absentéistes, le domaine est gagné par la spirale de l’endettement, probablement du fait de dettes successorales (remboursables à long terme et qui trainent donc en longueur), d’aléas (ouragans, maladies, guerres –qui troublent la demande et les circuits commerciaux) et d’emprunts divers (qu’il faut bien rembourser). La seule solution qui existe, pour les propriétaires endettés, est de confier leurs intérêts à une solide maison de négoce (en l’occurrence la maison nantaise Montaudouin), ce qui rassure les créanciers mais conduit ladite maison à contrôler l’écoulement des productions. Un inventaire de la sucrerie Bourgogne, établi les 26 et 28 mars 1791[10], indique que si la propriété est globalement estimée à 1 769 688 livres de Saint-Domingue[11], l’affaire est fortement endettée, à hauteur de 454 169 livres, soit le quart de l’estimation totale. Certains engagements remontent à loin : 1752 (auprès du sieur Roux ou de négociants de Léogane), 1760 (emprunt à la maison de négoce Gaudé), 1769 (auprès de la maison de négoce Rousseau, Pavageau, Chancerel et Lamaignère) ; sans oublier une autre transaction en 1788, de lourdes réparations au moulin à sucre, une dette envers le machoquier (forgeron-serrurier) de la Croix-des-Bouquets… et 100 000 livres de dot de « Mlle Coustard » sans autre précision.
Il est d’usage que le domaine reste dans l’indivision car on ne casse pas un outil de production cohérent ; les héritiers se partagent les revenus issus de la vente des sucres. Dans le cas présent, des tensions entre héritiers – qui semblent avoir duré des années – ont conduit à refaire un état des lieux complet par Me Bernanosse, notaire de la Croix-des-Bouquets, les 26 et 28 mars 1791. Cet inventaire est d’autant plus précieux qu’il a été établi juste quelques mois avant que la situation politique ne s’aggrave sérieusement dans la colonie
Aspects de l’habitation Bourgogne
Comment se présente l’habitation[12] Bourgogne (dite aussi Coustard) en période de paix ? La cartographie nous montre, sous le nom de « Veuve Bourgogne », un domaine situé juste à la sortie sud-est de la Croix-des-Bouquets, traversé par la route allant vers l’est et divisé en deux parties ; ces deux portions sont séparées par l’habitation Micheau. Les autres habitations mitoyennes s’appellent Noailles, d’Argout ou Borgella[13]. L’inventaire précise qu’elle contient 150 carreaux[14] de terre (193 ha) dans sa partie principale sise au lieu-dit « Les Petits Bois » et 21 carreaux (27 ha) dans la place indépendante, soit un total de 220 ha, une taille inférieure à la moyenne des sucreries (oscillant entre 240 et 310 ha). Sont mis en culture de cannes à sucre un total de 76 carreaux et demi (98,6 ha) et, pour la nourriture de la main d’œuvre esclave, 16 carreaux (20,6 ha) de « jardins à nègres », 47 carreaux (60 ha) de « savanes » (pâturages) et 10,5 carreaux (13,5 ha) de terrain « médiocre ». Cependant, il faut y ajouter la possession d’une « hatte » (enclos d’animaux) de 80 carreaux (103 ha) et un terrain de réserve de 100 carreaux (129 ha) dans la localité du Mirebalais, à quelques neuf lieues au nord. Cette localité isolée, de l’autre côté des montagnes, favorise une activité d’élevage et il n’est pas rare que les bêtes de Bourgogne y montent ou en redescendent. On ignore s’il s’agit de les engraisser, de les mettre au repos ou d’en favoriser la reproduction. Un détail concernant le cheptel de cette habitation nous est parvenu : le juriste Moreau de Saint-Méry indique qu’« on trouve à la Croix-des-Bouquets, sur l’habitation Coustard à la Grande Plaine, des bœufs qui sont la descendance de ceux procréés par des buffles avec des vaches. On les distingue à la bosse qu’ils ont encore sur le dos »[15]. Y aurait-il eu un essai particulier de croisement qui aurait marqué les esprits ?
Outre les champs de canne qui, en « pièces » (parcelles) régulières oscillant entre 2 et 5 carreaux de superficie, s’étendent dans la plaine et sont activement irriguées, quelle vision a Hector-Louis de Barbançois en découvrant ce domaine qui va devenir si important pour lui ? Le bâti consiste en une maison principale (souvent appelée « grande case ») ayant une galerie sur trois côtés, un autre bâtiment de trois chambres (logement du procureur ?), une remise, un magasin de trois chambres, un logement pour l’économe (le comptable), trente-deux « cases à nègres » pour les esclaves, un moulin à eau (pour presser les cannes) alimenté par un aqueduc, un bâtiment dit « sucrerie » (où se fait le sucre : le jus de canne est progressivement réduit en un sirop très épais en passant par une batterie de quatre chaudières), une « purgerie » (où le sirop de sucre cristallise en formant des pains de sucre), un « hôpital » (nom pompeux pour désigner le dispensaire des esclaves ; il contient trois chambres et deux cabinets, une barre avec ses organeaux pour attacher les malades, ainsi que 4 lits de camp). Parmi les ustensiles nécessaires à l’exploitation, on compte une cloche (pour sonner le rassemblement ainsi que les heures de début et fin de travail), 4 « cabrouets » (charrettes) à mulets et deux à bœufs. Le cheptel animal consiste en 29 mulets de cabrouet, 6 vieux mulets, 2 autres aveugles et 1 ayant le tétanos, 17 bœufs, 6 vaches, 6 bouvards (veaux) et 4 gazelles (génisses), 80 moutons, sans oublier 160 bêtes à corne (chèvres) à la hatte du Saut d’eau (quartier du Mirebalais). L’inventaire consigne également les esclaves, que le Code Noir en vigueur depuis 1685 considère comme du « mobilier ». En 1791, on dénombre 206 esclaves en tout, 115 hommes (« nègres ») et garçonnets (« négrillons ») et 91 femmes (« négresses ») et fillettes (« négrittes »). On a, classiquement, une surreprésentation de jeunes hommes entre 15 et 25 ans. Le personnel esclave ne se renouvelle pas complètement par simple jeu des naissances, il faut continuer d’acheter du sang neuf ; le dernier « arrivage », 11 jeunes hommes entre 16 et 23 ans, date d’avril 1790, sans compter 5 autres esclaves acquis par des « échanges » dont on ignore les modalités.
La valeur estimée de l’habitation Bourgogne peut être résumée ainsi (sans surprise, la valeur marchande des terrains et des esclaves sont les pôles les plus importants) :
Principaux pôles |
Estimation (livres St Domingue) |
% du total |
Bâtiments et établissements |
140 950 |
8 |
Meubles et ustensiles |
11 018 |
0,6 |
Animaux |
60 800 |
3,4 |
Nègres et négrillons |
295 770 |
28,7 |
Négresses et négrittes |
212 400 |
|
Terrains |
1 048 750 |
59,3 |
Total |
1 769 688 |
100 |
On connait aussi le nom du procureur : un certain Pierre-François Guillobel sur lequel on sait qu’il a été dans les années 1770 employé aux bureaux de l’Intendance, au Port-au-Prince, avant de revenir en France rétablir sa santé chancelante.[16]. Retourné dans la colonie, il fait partie de ces « petits Blancs » qui espèrent se faire une place au soleil. Mais désormais, il va avoir au dessus de lui un officier qui, à partir de 1793 au moins, consigne et vérifie ligne par ligne la comptabilité de l’habitation[17]. Peut-être ce Guillobel va-t-il quitter les lieux ; il faut dire que le contexte s’est sérieusement dégradé.
Vous souhaitez continuer la lecture de cet article. Voici les titres des paragraphes suivants :
- Rudes années 1793 et 1794 [18]
- Relancer Bourgogne
- Premiers résultats
- Situation fluctuante
- Relations humaines
- Entre la France et la Martinique
- Les esclaves de Bourgogne
Suite de l'article de Jean-Louis Donnadieu dans la Revue de l'Académie du Centre.
« Un Berrichon méconnu pionnier aux Amériques : Hector-Louis de Barbançois (1763-1855) », Châteauroux, Revue de l’Académie du Centre, 2014, p. 44-57
Cet article pourra faire également l'objet d'une publication par l'association Expressions Plurielles Caraïbes France, avec les bienveillantes autorisations de l'auteur, M. Jean-Louis Donnadieu et de M. Jean-Pierre Surrault, Président de l'Académie du Centre.
[1] Voir HARTMANN (Claude), Charles-Hélion marquis de Barbançois-Villegongis (1760-1822), Paris, L’Harmattan, 2007.
[2] Archives départementales de l’Indre (désormais indiquées AD 36), 18 J 1.
[3] CHENAYE-DESBOIS (François Aubert de la), Dictionnaire de la noblesse, Paris, 1863-1876.
[4] Service Historique de la Défense (désormais noté SHD), 2Ye 157/1.
[5] AD36, 18 J 1.
[6] Il a été gouverneur de la Martinique du 12 novembre 1791 au 3 juillet 1792.
[7] Procuration délivrée le 12 avril 1790 (Archives Nationales d’Outre-Mer – désormais noté ANOM –, Dépôt des Papiers Publics des colonies – désormais noté DPPC –, 8 SUPSDOM 8).
[8] Officier militaire (1741-1833), fils d’un magistrat du Cap-Français, descendant d’une lignée de Normands partis aux Amériques (Québec puis Louisiane).
[9] La famille royale signe l’acte de mariage, page reproduite par Claude HARTMANN dans Charles-Hélion, marquis de Barbançois-Villegongis, op. cité, p. 87.
[10] AD36, 18 J 9. Consultable aussi aux ANOM (DPPC, NOTSDOM 117, registre de Me Bernanosse pour 1791).
[11] Valant un tiers de moins que la livre tournois.
[12] Nom couramment donné aux Antilles à un domaine foncier planté en denrées tropicales d’exportation (sucre, café, indigo…), comprenant terrains cultivés ou de réserve, bâtiments, cheptel animal et esclaves.
[13] On ne sait rien sur la procuration Noailles, sucrerie possédée par Jean-Baptiste Noailles, avocat en parlement et Procureur au Conseil supérieur de Léogane (1736-1784). Robert-Maurice d’Argout, en son nom et en celui de ses neveux Joachim et Maurice Montagu de Bouzols, donne procuration à Hector-Louis de Barbançois pour relancer l’habitation d’Argout et pour s’occuper de leurs parts de l’habitation Bourgogne, le 11 Brumaire an 9 (2 novembre 1800) [ANOM, DPPC, GR 39 (Greffe du Port-au-Prince, G2 52)]. Voisine est aussi la sucrerie de Bernard Borgella de Pensié, avocat au Conseil Supérieur du Port-au-Prince, maire de cette ville en 1792, rédacteur de la Constitution de Saint-Domingue de 1801.
[14] Un carreau (carré de cent pas de côté) vaut 1,29 ha à Saint-Domingue.
[15] MOREAU DE SAINT-MÉRY (Médéric), Description de la partie française de Saint-Domingue…, II, p. 966 (réédition Société française d’histoire d’outre-mer, 2004). L’Indemnité des anciens colons de Saint-Domingue parle de la « sucrerie Bourgogne ou Coustard ».
[16] FR ANOM, FM E 215.
[17] Ce document de la main même d’Hector-Louis de Barbançois, retrouvé très mutilé (douze pages courant pour les années 1793, 1794, 1801 et 1802), est conservé aux Archives départementales de l’Indre, indexé sous la cote 18 J 9/6.
[18] Titres des paragraphes suivants de l'article de Jean-Louis Donnadieu.
Ouvrages parus et à paraître de Jean-Louis Donnadieu