Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839)

Publié le par Jean-Louis Donnadieu

Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839)

« Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839) », DONNADIEU (Jean-Louis), Châteauroux,  Revue de l’Académie du Centre 2016, p. 82-103

Par  ©  Jean-Louis DONNADIEU [1]

 

Si la carrière militaire d’Henri-Gatien, comte de Bertrand (1773-1844), a été examinée dans le détail, si on sait que ce fidèle d’entre les fidèles de l’empereur Napoléon l’a suivi avec sa famille dans son exil à Sainte-Hélène (1815-1821) et a assuré le transfert des cendres de l’Aigle aux Invalides (1840), en revanche on méconnait le séjour qu’il a effectué en Martinique de 1837 à 1839, sur le tard de sa vie.

Pourtant, le lien unissant Henri Bertrand avec les Antilles est solide, remontant à 1808, quand il épouse Françoise-Elisabeth de Dillon (dite « Fanny Dillon »). Il se trouve que la mère de Françoise Dillon, Marie-Françoise-Laure de Girardin de Montgérald, est une lointaine cousine de l’impératrice Joséphine (et comme elle créole[2] de Martinique). Les Girardin de Montgérald sont une lignée de propriétaires sucriers martiniquais, qui possèdent plusieurs domaines. A la fin des années 1770, Laure de Girardin a rencontré, de passage en Martinique, un brillant officier militaire, représentant ce courant jacobite resté fidèle au catholicisme et n’ayant jamais admis l’éviction de Jacques II d’Angleterre (exilé en France après la « Glorieuse Révolution » britannique). Cet officier s’appelle Arthur comte de Dillon (1750-1794), colonel d’un régiment irlandais envoyé par Louis XVI pour combattre en faveur des colons américains insurgés contre la couronne britannique ; devenu veuf en 1782, il est gouverneur de Tobago quand il repasse en Martinique et reprend contact avec Marie-Françoise-Laure de Girardin – elle-même veuve d’Alexandre Levassor de Latouche de Longpré. Arthur Dillon et Laure de Girardin s’apprécient mutuellement, au point qu’elle finit par le suivre à son retour en France. Le couple se marie à Paris en 1785. Cela étant, Fanny Dillon, née en France, va – bien plus tard – hériter des biens martiniquais lui venant de sa mère sans les connaître de visu ; sa vie durant, elle sera elle-aussi une propriétaire absentéiste. Quant à Henri-Gatien Bertrand, qui épouse Fanny Dillon en 1808, il n’a encore jamais mis le pied en Martinique et ignore les réalités caribéennes.

          Après le décès de Laure de Girardin veuve Dillon (1817),  Fanny Dillon et Henri-Gatien Bertrand, de retour de Sainte-Hélène, suivent l’évolution de ces lointains domaines que sont les sucreries dite des Coteaux et celle dite des Salines, venus de la défunte[3]. Sur cette dernière propriété, ils lisent par exemple une longue lettre écrite le 20 avril 1830 par un cousin de Fanny, M. de Fougainville, qui indique qu’il vient d’en prendre la gérance et en décrit les avantages comme les inconvénients à des correspondants ne sachant guère de quoi il en retourne[4].

          Surtout, les choses vont changer quand, le 6 mars 1836, le général Bertrand devient veuf. La succession est très compliquée[5] ; c’est pour la régler de façon définitive par rapport à ses enfants qu’Henri-Gatien Bertrand, 63 ans, accompagné de son fils Arthur, part pour la Martinique, s’embarquant le 30 octobre 1836 du Havre, faisant escale à Cherbourg (d’où il repart le 22 décembre). Le général Bertrand ne se doutait probablement pas qu’il allait y rester plus de deux ans, se lancer dans la production de sucre de canne et, fort de sa réputation, fréquenter l’élite de la société coloniale tout comme entretenir une correspondance avec quelques personnalités martiniquaises mais aussi des îles voisines. Sans compter qu’il allait observer avec acuité la société insulaire, notamment à propos de la question – alors en débat – de l’abolition de l’esclavage, et consigner dans des notes restées manuscrites de son vivant ses réflexions sur le sujet.

 
panorama du site de l’habitation des Coteaux (fin 2015). Photo Marc Sassier

panorama du site de l’habitation des Coteaux (fin 2015). Photo Marc Sassier

Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839)
Panorama du site des Salines (fin 2015). Photo Marc Sassier

Panorama du site des Salines (fin 2015). Photo Marc Sassier

          Pour l’historien, il reste d’abord de ce séjour un important carton de papiers privés, aujourd’hui conservé aux Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM) à Aix-en-Provence[6], qui non seulement éclaire un aspect méconnu de la personnalité du vieux soldat, mais aussi donne quelques lueurs inédites sur une période sensible de l’histoire de la Martinique. Quelques lettres conservées aux Archives départementales de l’Indre ou aux Archives municipales de Châteauroux permettent de compléter et préciser cette documentation.

          On verra ici trois angles essentiels qu’apportent ces documents : le contact qu’Henri Bertrand va avoir avec la colonie, les questions agricoles auxquelles il va s’intéresser, et enfin la question alors ô combien délicate de l’abolition de l’esclavage.

 

Premier contact avec la colonie

On ne sait rien des premières impressions qu’il ressent quand, le 26 janvier 1837, il arrive en rade de Saint-Pierre, ville alors considérable, poumon économique de l’île, s’étendant au pied de l’imposante Montagne Pelée. Mais, au-delà du panorama luxuriant et de la beauté du site, une lourde réalité se profile. La société coloniale est, depuis les origines, fondée sur un principe raciste qui fait du Blanc l’élément supérieur et indépassable de la société, du Noir l’élément inférieur, et de tous les mélanges intermédiaires un entre-deux balloté entre ces deux bornes. Mais outre cette discrimination, la société est divisée en deux catégories : les libres et les esclaves. D’office, les Blancs sont libres ; avec le temps, s’y est agrégé un groupe d’affranchis (et leurs descendants), notamment mulâtres[7]. Ces « libres de couleur » sont devenus des acteurs économiques fort importants, mais certains Blancs ont du mal à admettre pareil état de fait, et donc à considérer ces sang-mêlés comme leurs égaux.

Parallèlement, le général Bertrand a probablement dû s’informer avant son départ de l’évolution de la situation locale, de façon à ne pas être trop surpris par l’ambiance des débats autour de deux questions cruciales : la traite négrière et le régime esclavagiste.

Sur la traite négrière, le problème est réglé : dans le sillage de l’Angleterre, la France a non seulement interdit tout trafic depuis 1815 (décision de l’Empereur, confirmée par Louis XVIII en 1817) mais a même, depuis la loi du 4 mars 1831, qualifié le commerce négrier de crime et s’est résolument engagée avec l’Angleterre dans la lutte contre le trafic clandestin dans l’Atlantique. Concrètement, pour la Martinique, cela veut dire qu’il n’y a plus d’arrivage de nouveaux captifs ; ce n’est que par les naissances que la population esclave se renouvelle.

          Quant à la question de l’esclavage, elle est, en revanche, loin d’être résolue. La Martinique, sous occupation anglaise durant la Révolution, n’a pas connu l’abolition de 1794 ni donc le rétablissement du régime esclavagiste en 1802-1803. Mais, dans les décennies suivantes, cette affaire a pris une importance considérable, du fait de l’avancée des idées et aussi de l’affirmation croissante de la classe des « libres de couleur » dans la sphère économique. Depuis 1831, la loi a supprimé toute taxe d’affranchissement, ce qui a fait bondir le nombre d’affranchis ; mais les maîtres n’ont pas libéré tous leurs ouvriers agricoles, loin s’en faut. Deux ans plus tard, en 1833, le Royaume-Uni abolit l’esclavage dans ses colonies, lui substituant une période transitoire de sept ans d’apprentissage avant la liberté totale.

Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839)
Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839)

Ce précédent ne peut qu’avoir des incidences en Martinique. Qui plus est, toujours en 1833, une loi proclame l’égalité des droits entre « libres de couleur » et Blancs (ce qui n’a pas pour autant calmé certaines tensions, comme en témoignent les incidents graves entre communautés à l’approche de la Noël de cette année-là). Enfin, depuis le 29 avril 1836, une ordonnance accorde la liberté à tout esclave ramené en France (ne faisant que confirmer un usage fort ancien, mais parfois contesté). L’abolition proprement dite est donc dans l’air du temps ; reste cependant à savoir quand et comment.

Tel est donc le contexte quand le général Bertrand et son fils arrivent en Martinique. Après un passage par le Fort-Royal (Fort-de-France aujourd’hui), tous deux rejoignent, le 4 février 1837 au soir, la première des deux propriétés familiales, l’habitation[8] des Salines, située dans la commune de Sainte-Anne, à l’extrême-sud de l’île. Un domaine alors important : 220 carrés[9], soit 284 hectares, et 172 esclaves.

C’est un monde complètement nouveau que découvrent les deux voyageurs. Une lettre d’Henri-Gatien Bertrand à son frère, écrite à chaud, nous en précise l’ambiance : « En arrivant hier soir nous avons été entourés de tous les nègres et négresses[10] de l'habitation et des négrillons tous fort contents de recevoir leur maître et le petit maître. Depuis longtemps ils n'avaient plus que des géreurs[11]. Ils ont congé demain, comme la danse est leur plaisir ils ont demandé un violon. Depuis 4 à 6 ans ils préfèrent danser au violon des contredanses et ils abandonnent leurs danses au tambour. On leur donne du vin, de la farine, on tuera un petit bœuf. Le violon se paye une pièce d'or, 21f 60c. Les nègres sont légèrement vêtus avec des toiles souvent en guenilles mais le dimanche ils ont chapeaux, gilets, pantalons, et les négresses sont aussi élégantes, des boucles d'oreilles d'or, madras, fichus, robes, bas et souliers. L'atelier des Salines passe pour un des meilleurs du quartier. Ils ont une industrie qui leur est particulière, une espèce de poterie dont ils fournissent toute l'île, ou du moins une grande partie ; on appelle canaris ces pots fabriqués avec de la terre des salines »[12].

          Ambiance festive, donc, et premières observations de ce monde dont Henri-Gatien Bertrand a bien des choses à découvrir. Dans cette lettre, on y apprend que l’habitation-sucrerie où il va s’installer possède donc une source de revenus annexe non négligeable, la fabrication de ces gros pots fort utiles en cuisine. Le géreur lui a probablement commenté les tenues vestimentaires et l’usage des instruments de musique, sans trop s’attarder cependant sur le pourquoi et le comment de ces « guenilles » ordinaires ou de la prétendue domination du violon sur le tambour. L’atelier d’esclaves semble bien tenu…

          Le temps au général Bertrand de faire le tour du domaine et de commencer à s’informer des activités – on est à une époque où les cannes sont mûres, donc en pleine fabrication de sucre – et il part visiter l’autre domaine familial, l’habitation-sucrerie des Coteaux (116 hectares, 66 esclaves), distant d’environ 25 kilomètres, situé de l’autre côté de la baie, à la sortie de la commune de Sainte-Luce (arrivée le 25 février 1837). Précisons que, depuis lors, la zone des Coteaux a connu des transformations dans sa partie basse du fait de l’extension de l’habitat, tandis que la plupart des champs plantés en cannes le sont toujours ; pour sa part, le site des Salines, nettement en retrait par rapport aux chemins et au noyau urbain de Sainte-Anne, est aujourd’hui propriété d’une société de maraichage, et que les chemins d’accès y sont privés ; quant à la grande case d’origine, elle n’est plus qu’une ruine[13].

          Bertrand, qui était « tout neuf » sur les questions coloniales – comme il l’écrit dans une lettre d’octobre 1838 au baron Dupin[14] –, apprend vite, sur les questions agricoles comme sur le reste. Car le voilà lui-aussi planteur et propriétaire présent. Il a pris les choses en main et veut mesurer, vérifier et développer ; il commande à son fidèle ami le colonel Paulin divers instruments d’arpentage et de calcul dans cette intention.

 

Maître de terre

          Henri-Gatien Bertrand est d’abord en Martinique pour régler la succession des deux sucreries venant de feu son épouse. Résultat : le 8 mars 1838 – soit environ un an après son arrivée – ces domaines sont vendus aux enchères en indivis (ce que l’on appelle une licitation)… et c’est le vieux militaire qui en devient adjudicataire, c’est-à-dire acquéreur, ce qui règle tensions, disputes et questions d’insolvabilité des enfants[15]. Il en reste le propriétaire – donc garant de l’intégrité de ces domaines – jusqu’à son décès.

Bertrand sait désormais comment on fait du sucre de canne… et à quels problèmes économiques et financiers il est confronté. Dans les années 1830-1840, on continue encore à produire du sucre comme dans les siècles précédents. La coupe des cannes se fait à la main, ce qui nécessite une main d’œuvre nombreuse. Les cannes coupées, chargées par cabrouets (charrettes), arrivent à un moulin pour y être pressées par trois gros rouleaux métalliques (la force motrice de ce moulin étant le plus souvent animale – des mulets –, parfois une chute d’eau, ou le vent). Le jus de canne, appelé « vesou », passe ensuite par la « sucrerie », bâtiment contenant une batterie de quatre ou cinq chaudières via lesquelles le jus épuré est réduit par cuisson en un sirop très épais. Le sucre peut rester brut – après cristallisation, il est alors mis en barriques - ou être « terré », c’est-à-dire rendu blanc par l’adjonction d’une terre spéciale. Dans tous les cas, le sucre cuit doit être versé dans des moules en terre, les « formes », lesquels sont placés dans une « purgerie » ; le sucre cristallise, se débarrassant du liquide résiduel (tandis que la terre blanche est ajoutée). Démoulé – et formant des pains de sucre – le produit est mis dans une étuve, dont la chaude atmosphère élimine les ultimes traces liquides. Vient ensuite le pilage, pour une mise en barriques, avant expédition. Parallèlement, les écumes durant la réduction du jus lors du passage en chaudières, ainsi que les mélasses résiduelles, non cristallisables mais récupérées, peuvent être distillées et donner du rhum (commence à se développer aussi la fabrication de « rhum z’habitant » fait directement à partir de jus de canne fermenté). Mais à aucun moment le général Bertrand ne parle de distillation sur ses terres.

          Il est important de noter que cette façon de procéder vit alors ses dernières années. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, vapeur et mécanisation vont transformer le mode de production et bouleverser toute la filière[16]. Le général Bertrand est pour le moins curieux de ce qui se pratique et des évolutions à suivre ; on relève dans les papiers conservés un mémoire sur la fabrication du sucre à Cuba, ainsi que sur la culture du tabac ou l’assèchement des terrains marécageux, preuve d’un intérêt quant à l’amélioration possible de l’existant.

          Sur l’organisation du travail dans ses sucreries, les papiers Bertrand des ANOM donnent quelques indications. Ainsi, aux Salines, une copie de lettre (datée du 7 février 1837) précise l’effectif que le général y a trouvé en arrivant : 63 esclaves pour le grand atelier (travail des cannes, du jardin et atelier sucrier ; Bertrand précise qu’un tiers est souvent « détourné » de sa tâche principale), 16 pour le petit atelier (ramassage des cannes), 9 « marmailles aux herbes » (enfants qui ramassent du fourrage), 9 ouvriers (3 charpentiers, 2 maçons, 1 tonnelier, 1 laboureur – on commence à utiliser la charrue – et 1 raffineur de sucre), 9 domestiques de maison, 11 « vieilles gens aux cases », 44 « négrillons aux cases », 1 hospitalière, 6 gardiens d’animaux. Soit un total de 168 personnes[17]. Sur l’habitation des Coteaux à Sainte-Luce, un inventaire en date du 1er juin 1839 indique que l’atelier s’est agrandi d’une dizaine de personnes en un an, comptant alors 76 esclaves dont la liste nominative est dressée, avec quelques indications : « commandeur 1, nègres au travail 44, négrillons 16, raffineurs 2, gardes d’animaux 3, garde des cannes 1, gardienne d’enfants 1, ouvriers 2, hospitalière 1, cuisinier 1, vieilles gens 4 ». Cet effectif contient un peu plus de femmes que d’hommes, et un tiers de l’atelier a entre 10 et 20 ans. Le général indique aussi des regroupements par familles. Parallèlement, le cheptel animal est aussi inventorié. Quant au contexte du travail, on relève ici et là quelques indications fugaces : « en juillet [1839], en coupant des cannes (...) on tuait 60 à 70 serpents[18] dans une matinée » ; on sait aussi qu’en 1839 aux Coteaux étaient plantés 12 carrés (15,5 hectares) de cannes neuves, 12 carrés de rejetons [repousses], et que 11 carrés (14 hectares) avaient été plantés en prévision de 1840. Ces chiffres confirment qu’on a affaire à une petite unité, mais qui monte en puissance.

          Cela étant, on a surtout des éléments quant aux débats en cours. Ainsi, on connaît clairement la position du général Bertrand sur la fiscalité qui touche le sucre de canne, de plus en plus concurrencé en métropole par celui issu de betterave : il met la dernière main, le 10 octobre 1838, à l’opuscule intitulé Sur la détresse des colonies françaises en général, de l’île Martinique en particulier, et de la nécessité de diminuer la taxe exorbitante établie sur le sucre exotique[19] publié à la fin de cette même année par la librairie Didot, et préfacé du baron Charles Dupin. Le titre de ce petit ouvrage dit tout, Bertrand n’a pas de mots assez durs envers une fiscalité à ses yeux aveugle et étouffant les producteurs martiniquais, au point de compromettre la rentabilité même des sucreries – et favoriser indirectement le sucre de betterave sur le marché métropolitain. Le vieux militaire sait de quoi il parle car il est concerné au premier chef. En effet, la comptabilité de ses domaines, de 1818 à 1838, montre d’abord que les recettes comme les dépenses peuvent fluctuer considérablement d’une année sur l’autre, du simple au triple, voire davantage. Les recettes dépendent bien sûr de l’aléa des récoltes ; les dépenses sont tributaires de la gestion plus ou moins avisée des géreurs, du coût des équipements, de ceux d’entretien des bâtiments comme de l’outillage (à son arrivée, il a ainsi la mauvaise surprise de voir que le moulin broyeur de cannes aux Salines est défectueux), des dépenses relatives aux soins à porter aux esclaves, sans oublier ce qu’il faut débourser pour réparer les dégâts causés par les imprévisibles ouragans… Mais, outre ces fluctuations, les comptes montrent que s’est installé un déficit structure[20], certes encore supportable, mais préoccupant. La situation est donc délicate, à la merci de mauvaises récoltes répétées ou de nouveaux imprévus… Par son opuscule, Henri-Gatien Bertrand se fait donc le porte-voix des propriétaires sucriers, dont les domaines apparaissent en fait comme des colosses aux pieds d’argile, et ce dans un contexte abolitionniste. Une lettre datée des Salines le 26 juin 1838 et adressée à (François ?) Arago résume bien ses vues : « Nos colonies sont prises par les deux bouts, d’un côté par l’émancipation [abolition de l’esclavage] plus ou moins prochaine, mais inévitable ; de l’autre par le sucre de betterave et l’énormité de l’impôt dont est grevé le sucre colonial. Le dégrèvement serait la mesure la plus raisonnable ».

Des relations maître/esclave

 

          Henri-Gatien Bertrand est en correspondance avec l’élite de la société coloniale. Entre autres écrits conservés, on relève des lettres de François Pécoul, colon aux idées libérales, et une du gouverneur Rostoland[21]. Bertrand a aussi en mains un recensement très détaillé de la population (et des propriétaires) de l’île. Manifestement, sur la question de l’abolition de l’esclavage, il prend des avis, s’informe, échange des vues ; point de précipitation de sa part (« il nous parait moins nécessaire d’agir vite que de frapper juste » indique-t-il dans son opuscule de 1838), même si cette question agite sérieusement les milieux politiques en France, même si cette abolition est « inévitable » à terme comme il l’écrit. Il estime que les mesures d’émancipation des esclaves ne doivent pas être précipitées ni irréfléchies, sous peine d’aggraver encore une situation économique déjà fragile par l’ajout d’une masse salariale aux dépenses de fonctionnement des habitations, sans oublier les conséquences de déstabilisation sociale qu’il appréhende. Pour le dire autrement, la raison ne doit pas céder face à l’émotion.

          De ce brassage d’idées et des observations qu’il effectue, il reste une liasse importante de notes rédigées durant son séjour. Avait-il l’idée de les publier ? Dans un brouillon de lettre (non daté), il fait part de ses hésitations, « non par paresse mais parce que je n’aime pas à me faire imprimer et que ce serait, ce me semble, fatiguer le public », d’autant que paraît son petit livre contre la fiscalité du sucre. Finalement, ces notes vont rester longtemps inédites[22].

          Les pages se présentent divisées en deux colonnes : un écrit principal sur la colonne de droite, et des éventuels compléments ou corrections à gauche. Des passages sont largement raturés, voire complètement biffés, et certains se répètent à quelques mots près. Il n’y a pas de numérotation de folios, ni de dates de rédaction, mais seulement quelques titres de rubriques. Manifestement, il s’agit d’un travail inachevé. Néanmoins, ces notes contiennent des observations précieuses, de première main. Elles nous décrivent une société plus complexe et poreuse qu’il n’y parait au premier abord, où des Noirs libres côtoient des esclaves, où l’esclave peut éventuellement être récompensé et se constituer une épargne, où la question de l’abolition taraude les esprits. Etant donné la longueur de ces notes, n’en sont publiés ici que des extraits. A été privilégiée la dimension humaine.

          Trois thèmes principaux se dégagent : 1) le comportement des esclaves, 2) l’organisation du travail et l’attitude des maîtres, 3) les modalités de l’abolition proprement dite.

          Il apparaît que Bertrand partage les préjugés de son époque, qui étaient déjà en vigueur sous l’Ancien Régime : la civilisation de référence est européenne, les Africains arrachés à leur brousse se civilisent donc progressivement à ce contact. On peut remarquer que pareille vision est partagée à tous les niveaux, jusqu’à l’esclave créole se sentant supérieur à celui né en Afrique. Vu sous cet angle, le violon ne peut qu’être supérieur au tambour (le fait que cet instrument de percussion puisse être aussi instrument de résistance à l’acculturation lui échappe). Bertrand paraît cependant surpris par le distinguo maintenu aux îles entre les Blancs et les hommes de couleur libres, conduisant à des tensions parfois graves comme en 1833, évoquant a contrario l’époque d’antan où on ne mesurait pas la valeur du soldat à la couleur de son épiderme (se rappelait-il de la suite, à savoir la mise sur la touche d’officiers de couleur par Bonaparte ?). Reste que le préjugé racial lui est étranger. Toujours à propos des libres de couleur, il remarque au passage que ceux-ci assimilent le travail de la terre au statut d’esclave, et de fait s’orientent vers des professions urbaines (artisans, avocat…)[23]. Et s’ils sont propriétaires fonciers, ils possèdent eux-aussi des esclaves[24].

          Le regard qu’il porte sur la condition servile reste aussi à un premier niveau : conditions matérielles d’existence, aisance relative, question d’entretien de la force de travail… L’harmonie semble régner sur ses propriétés, il n’y aurait pas de tensions et, à ses yeux, la comparaison avec la vie quotidienne des paysans de France tourne à l’avantage des esclaves. On ne voit pas, de la part de Bertrand, de prise en considération de l’aspect psychologique, de l’estime de soi, du fait d’être libre de ses choix et de ses initiatives, indépendamment des conditions de vie matérielles. On ne trouve pas non plus sous sa plume le constat que si la liberté est dure, elle vaut quand même mieux, à tout prendre, que d’être entretenu en restant dépendant de la volonté d’un maître.

          Parallèlement, il porte un regard peut-être optimiste sur l’attitude des propriétaires. Il est vrai qu’il a fréquenté ou a été en relations avec la « crème » de la société coloniale, à commencer par François Pécoul[25]. Ainsi, il estime qu’au lieu de faire pression sur les colons, la métropole devrait plutôt leur laisser l’initiative pendant une dizaine d’années, et ne légiférer qu’ensuite, s’il en était encore besoin. Mais est-ce que les maîtres étaient tous progressistes, raisonnables, soucieux de ménager leurs ateliers et favorables à l’émancipation ? Les faits nuancent cette vision des choses ; les changements dans le sens de la liberté sont aussi issus de révoltes des asservis, de rapports de force, d’affrontements et de pressions extérieures[26].

Le souci principal du vieux soldat étant l’activité économique et la solidité de la colonie[27], il estime essentiel que l’activité sucrière soit d’abord garantie. L’abolition doit être selon lui progressive et d’abord laissée à l’initiative locale. Lui-même propose un plan de passage évolutif vers la liberté mais, au préalable, ne cesse d’insister sur une condition à ses yeux nécessaire : le mariage – et donc la consolidation du noyau familial – dont les vertus seraient non seulement d’avoir des familles structurées (et non une situation de libertinage ou de vagabondage, qu’il déplore) mais aussi de stimuler le travail[28]. Sans oublier que cette mesure d’abolition doit s’accompagner, à ses yeux, toujours selon l’exemple anglais, d’une indemnité correcte des propriétaires afin de permettre cette transition. Elle a été de 750 francs par tête dans le cas britannique (et avec des prix du sucre compensant la chute de volumes produits, dans un contexte non concurrentiel d’avec le sucre de betterave). Il estime donc que la proposition du gouvernement français d’une indemnisation de 500 francs par tête est insuffisante.

 

Conclusion

 

          Le général Bertrand rentre en France en juillet 1839. L’année suivante, il retourne à Sainte-Hélène pour assurer le transfert des cendres de son cher Empereur aux Invalides. On connaît mal l’évolution de ses propriétés par la suite. Il semble bien cependant qu’au moment de son second séjour en Martinique (novembre 1842-juin 1843), la situation financière des habitations Bertrand reste fragile et que, par ailleurs le vieux militaire n’ait pas varié d’opinion quant à l’abolition de l’esclavage. Rappelons qu’Henri-Gatien Bertrand effectue cette étape en Martinique avant de remonter vers le nord en passant par les Petites Antilles puis Porto Rico et Cuba, pour arriver à la Nouvelle-Orléans et effectuer une tournée triomphale aux Etats-Unis.

Henri-Gatien Bertrand s’éteint en 1844. Contrairement à une légende tenace, il apparait donc par ses écrits comme très pragmatique, conservateur, certainement pas favorable à l’émancipation immédiate.

Les faits vont lui donner en partie raison, en ce sens que la législation va évoluer selon une politique de petits pas. Ainsi, en janvier 1840, il est possible pour l’autorité judiciaire d’enquêter sur les habitations afin de contrôler les conditions de vie des esclaves, au grand dam de certains propriétaires. En juillet 1845, la loi dite Makau assouplit le régime esclavagiste, instituant notamment une instruction religieuse et élémentaire. L’année suivante, les esclaves du Domaine public (car il y en avait) sont affranchis. Et, en 1848, dans le contexte d’une Seconde République venant juste d’être instaurée, l’abolition définitive est décidée à Paris (décret du 27 avril). Mais sur place, en Martinique, les maîtres suivent le mouvement avec hésitation. Parallèlement, croire que tout est venu du législateur serait une erreur car, localement, les esprits s’agitent vivement ; c’est du reste pour tenter de calmer des manifestations houleuses d’esclaves ayant envahi les rues de Saint-Pierre, entraînant des débordements de violence, et suivant l’avis d’édiles éclairés, que le gouverneur Rostoland signe, le 23 mai, un décret d’abolition propre à l’île, anticipant l’arrivée de la décision parisienne. Une initiative dictée par la pression de la plèbe, selon un scénario que le vieux soldat n’avait pas prévu, si on s’en tient à ses écrits.

 

N.B. : j’adresse mes plus vifs remerciements à Mme Michèle Naturel, Directrice des Musées de Châteauroux, ainsi qu’à M. Jean-Pierre Surrault, secrétaire général de l’Académie du Centre, et Mme Annette Surrault son épouse, pour la qualité de leur accueil et pour m’avoir facilité la consultation des papiers des plantations Dillon acquis par le Musée-Hôtel Bertrand de Châteauroux, ainsi que le fonds Bertrand J 86 des Archives départementales de l’Indre, sans oublier les lettres du général Bertrand conservées par les Archives municipales de Châteauroux. Je n’oublie pas non plus d’y associer M. Jacques Dion, ancien conservateur aux ANOM, pour ses conseils éclairés. Par ailleurs, je remercie tout aussi vivement M. Marc Sassier, œnologue des rhums Saint James, pour son travail de reconnaissance photographique des habitations des Coteaux et des Salines, ainsi que la société Philibon, actuelle propriétaire de la terre des Salines, qui a permis la prise de photos sur ce site.

 

 

Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839)

Notes

[1] Agrégé d’histoire-géographie, docteur en histoire, enseignant au lycée Ozenne (Toulouse). Auteur de Toussaint Louverture, le Napoléon noir, Paris, Belin, 2014.

[2] « créole » signifie né(e) aux Amériques.

[3] Comme souvent, les biens de l’épousée prennent le nom du mari au moment du mariage ; c’est ainsi que la sucrerie Girardin des Salines est devenue Les Salines Dillon. Mentionnons pour mémoire l’existence d’une sucrerie Girardin (devenue Dillon) au nord du Fort-Royal, le long de la Rivière-Monsieur, mais Fanny Dillon n’en héritera pas.

[4] Document publié intégralement en annexe, issu du fonds Bertrand des Archives Départementales de l’Indre, J 86. A signaler que ce fonds contient d’autres lettres de divers correspondants du général, écrites lors de son second séjour en Martinique (novembre 182-juin 1843) avec son fils Napoléon.

[5] Laure de Girardin, décédée le 23 octobre 1817, laisse un héritage couvert de dettes et embrouillé (comme en témoignent les papiers des plantations Dillon, Musée-Hôtel Bertrand, Châteauroux), auxquels les différents héritiers renoncent, sauf Fanny Dillon, qui accepte sous bénéfice d’inventaire. Elle et son époux vont mettre un point d’honneur d’apurer progressivement ces dettes (dont des créances auprès de la famille du négociant Texier, de Saint-Pierre). Au décès de Fanny Dillon, en 1836, son époux réitère l’acceptation sous bénéfice d’inventaire ; se pose alors la question de ce qui peut être transmis aux enfants.

 


[6] Cote 183 APOM. Ce carton rassemble des brouillons de notes, des copies de correspondances envoyées ou des lettres reçues, des papiers officiels (textes de loi, passeport), des relevés statistiques sur la Martinique ainsi qu’en pièce annexe une affiche annonçant la vente aux enchères des propriétés Dillon en 1838.

[7] Individu ayant un parent blanc et un parent noir, selon les critères de l’époque. Dans cette logique sur l’origine du sang, un quarteron (1/4 de sang noir) a un parent blanc et un parent mulâtre, un grif (3/4 de sang noir) un parent mulâtre et un parent noir… De pareille approche s’ensuivait une stratification complexe.

 


[8] Le terme « habitation » désigne l’unité de production, qui regroupe à la fois le foncier (terrains et édifices), le matériel et le « mobilier » (esclaves, cheptel animal).

[9] En Martinique, le carré était une unité de surface correspondant à un carré de cent pas de côté, le pas valant 3,5 pieds de Paris ; un carré valait 1,29 hectare.

[10] Les termes de « nègre », « négresse », « négrillon »… sont d’usage courant et n’ont pas alors le caractère péjoratif qu’ils ont pris aujourd’hui.

[11] Administrateur appointé par le propriétaire.

[12] Sur ce séjour du général Bertrand, un premier travail a été établi (et consultable en ligne) par Jacques DION, « Archives de plantations aux Antilles », In Situ, revue des patrimoines, 20/2013 (« les patrimoines de la traite négrière et de l’esclavage »), dont cette citation est tirée.

[13] L’étude du séjour du général Bertrand en Martinique exhume donc un passé effacé sur les lieux mêmes. Indiquons ici que les papiers Dillon acquis par le Musée-Hôtel Bertrand de Châteauroux donnent quelques précisions sur la décennie précédant l’arrivée du général Bertrand. Vers 1826, il y avait aux Coteaux 96 esclaves (48 hommes, 48 femmes), donc davantage qu’au moment de l’arrivée du vieux militaire, une décennie plus tard. M. François Denaudry de Luppé s’occupait alors des intérêts de Fanny Dillon. Selon un acte notarié de 1827, on sait que cette sucrerie des Coteaux avait été achetée le 25 juillet 1786 par Laure de Girardin à son oncle Pierre-Joseph-Régis Hook, capitaine au régiment de Dillon, par devant Me Dossens, notaire à Paris, pour la somme de 350 000 livres ; une petite partie au comptant, et surtout le reste à crédit, ce qui va trainer en longueur et n’est pas encore soldé au moment du décès de Mme Girardin veuve Dillon en 1817 (Archives nationales, Minutier central, étude L, minutes de Me Cottenet, 30 mai 1827). Fanny Dillon et son époux règleront ce solde. Quant à l’habitation des Salines, elle possédait à l’arrivée du général Bertrand 172 esclaves (77 hommes, 95 femmes, soit un déséquilibre inhabituel – on rencontre ordinairement davantage d’hommes que de femmes). Pour ces deux sucreries, la production consistait en barriques de sucre, et en un peu de sirops résiduels (vendus tels quels, et non pas distillés sur place). Il existait aussi une petite caféière aux Coteaux.

[14] Charles Dupin (1784-1873), géomètre et ingénieur, homme politique, Pair de France.

[15] Voir Jacques DION, « Archives de plantations aux Antilles », In Situ, op.cit.

[16] Sur le contexte d’ensemble (crise et évolution de l’économie sucrière, abolition de l’esclavage), voir les chapitres 8 et 9 de Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises, Paris, Perrin, 2002.

[17] Dans ses notes reproduites ci-après, il donne d’autres précisions.

[18] Les trigonocéphales (dits aussi « fer de lance »), en net recul depuis, du fait de la diminution des surfaces plantées en cannes et de l’urbanisation.

[19] Accessible via Gallica, site en ligne de la Bibliothèque nationale de France.

[20] De janvier 1818 à mai 1838, le total des recettes s’élève à 1 896 608 F, celui des dépenses à 1 913 341 F, soit un déficit cumulé de 22 733 F. Rapporté en année moyenne fictive, on aurait de l’ordre de 94 800 F de recettes et 95 900 F de dépenses, soit 1 100 F de déficit annuel théoriquement supportable si on mise sur une meilleure récolte l’année suivante…

 

[21] François Pécoul (1798-1858) sera avec le mulâtre Cyrille Bissette député de la Martinique en 1849. Une partie des lettres de Pécoul (et des notes du général Bertrand) ont été reproduites dans Evelyne CAMARA, Isabelle DION, Jacques DION, Esclaves, regards de Blancs 1672-1913, Marseille, Images en Manœuvres Editions, 2008.

[22] Des extraits ont été publiés dans Evelyne CAMARA, Isabelle DION, Jacques DION, Esclaves, regards de Blancs…, op.cit. (note précédente).

[23] Pour la même raison, après l’abolition de 1848, il va y avoir une chute des effectifs des ouvriers agricoles, entraînant la mise en place d’une politique d’engagement d’une main d’œuvre indienne et africaine.

[24] Le recensement inclus dans les papiers Bertrand indique que, sur une population totale de 115 000 habitants, on compte environ 8 900 Blancs (quasiment 8% du total), 28 900 libres de couleur (25%) et 78 000 esclaves (67%). Les libres de couleur sont propriétaires de 17% des esclaves recensés.

[25] Sur l’attitude libérale de François Pécoul, voir Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises, op. cit. p. 343-344 (édition de poche).

[26] Bertrand cite des exemples progressistes, comme l’idée d’une sorte de jury de tribunal pratiqué par F. Pécoul, mais qui n’effacent pas des cas d’abus de pouvoir manifestes et illégaux, ayant entrainé des procès retentissants (affaire de Jaham, 1845, par exemple), indépendamment du fait que la mise en place de procès soit en elle-même un progrès. Voir aussi Fréderic REGENT, Gilda GONFIER, Bruno MAILLARD, Libres et sans fers, Paris, Fayard, 2015.

[27] En bon militaire, il rédige aussi un rapport sur les défenses de la Martinique.

[28] Idées plaquées sur un monde rural, alors qu’en métropole même, l’urbanisation et le brassage croissant des populations remettent en cause cette vision. Voir la célèbre thèse (1958) de Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses (réédition Perrin, 2007).

Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839)

Les annexes

 

Eléments de généalogie

La succession Dillon est rendue compliquée du fait de nombreux mariages et descendants potentiels. Voici quelques éléments permettant de repérer les principaux protagonistes.

Marie-Françoise-Laure de Girardin de Montgérald (1750-1817), mère de Fanny Dillon, était fille de Jean-Pierre G. de M. et de Claire Hook (d’où la présence de ce nom lors de la succession, d’autant que Laure de G. de M. avait, en 1786, acheté la sucrerie des Coteaux au chevalier Régis Hook, son oncle – on a affaire, avec Dillon, à un réseau jacobite).

Laure de G. de M. se marie une première fois avec Alexandre Levassor de Latouche de Longpré. De cette union naissent un garçon (Pierre) et une fille (Elisabeth) ; Elisabeth va épouser en 1798 Edouard de Fitz-James (d’où la présence des noms de Latouche et Fitz-James parmi les héritiers).

Devenue veuve, Laure de G. de M. a eu une liaison passionnée mais sans lendemain avec Alexandre de Beauharnais (pas encore marié à Joséphine), d'où est issu un garçon mort très jeune semble-t-il... Elle se remarie finalement en 1785 avec Arthur comte de Dillon (1750-1794). Celui-ci était veuf de Thérèse de Rothe. De cette union Dillon-Rothe était née Henriette Dillon, qui va épouser en 1787 Frédéric de la Tour du Pin Gouvernet.

Enfin, de l’union de Laure de G. de M. avec Arthur Dillon nait Elisabeth-Françoise (1785-1836), qui épouse en 1808 le général Henri-Gatien Bertrand (1773-1844).

Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839)

Quel visage de la sucrerie des Salines

dans les années 1830 ?

 

Monsieur le Général,

 

Mon frère vous a peut-être appris que j’ai accepté depuis quelques mois l’administration des Salines que vos fondés de pouvoir m’ont confiée. Quelque goût pour l’agriculture, le besoin d’occupations dans un pays qui n’offre aucune jouissance, et surtout le soin de ma santé qui n’était pas bonne chez mon père, où l’air ne me convient pas, m’ont déterminé à ce parti, dont jusqu’à présent je n’ai eu qu’à me féliciter. Je pense, Monsieur le Général, que quelques détails sur votre habitation vous feront plaisir ; et c’est dans cette conséquence que j’ai l’honneur de vous écrire cette lettre.

Les Salines ainsi nommée à cause de la saline qu’elle renferme dans ses terres, est située à l’extrémité sud de l’île, dans le quartier de Ste Anne. C’est sans doute cette position qui en l’isolant des bois et des montagnes qu’on trouve plus au nord, est la cause de ces longues sécheresses dont elle souffre si souvent, et qui sont un de ses plus grands inconvénients : les nuages chassés par le vent, qui règne toujours avec violence dans cette partie de la colonie, ne trouvant aucun obstacle qui les arrête, passent avec rapidité et vont s’assembler et se répandre sur les montagnes des quartiers voisins. C’est un spectacle que j’ai bien souvent et qui est pour moi un vrai sujet de dépit et de chagrin : car cette sécheresse est sans contredit le plus grand fléau de cette habitation : elle fait périr les jeunes plantations, s’oppose à la croissance des cannes, les décompose, et met souvent en défaut l’art du raffineur qui se voit réduit quelquefois à faire du mauvais sucre. C’est à elle, je pense, qu’il faut attribuer le peu de revenu qu’on a fait l’année dernière et le déficit que l’on éprouvera dans la récolte de cette année. Celle de la prochaine s’annonce bien il est vrai, et semble promettre de dédommager de celle-ci : le temps a été jusqu’à présent favorable ; les plantations ont bien levé, et tout nous présage un heureux résultat pour 1831.

          La sécheresse n’est pas le seul vice de cette habitation : le sol en est aussi stérile. De deux cents et quelques hectares dont est composé Les Salines, la moitié seulement est susceptible de cultures ; tout le reste n’étant que sables, roches, pétrifications, ou des landes arides qui ne peuvent à peine servir de pâture aux animaux. L’on croirait habiter ces déserts de l’Afrique dont les voyageurs nous ont fait de si effrayants tableaux : la terre qui est comme calcinée ; les vapeurs qu’on en voit sortir, et les vents brûlants qui soufflent dans certaines saisons rendent l’illusion complète. La partie cultivable est de deux espèces : l’une est une sorte de concrétion de cailloux mêlés avec un peu de terre végétale ; l’autre une terre grasse, très compacte, et impénétrable à l’eau. C’est ce qui explique pourquoi les plantations ont tant de peine à réussir. Fait-il beaucoup de pluie, l’eau ne trouvant pas passage séjourne dans les sillons et noie les plants ; s’il en fait peu, elle est tout de suite sublimée par le soleil qui alors dessèche la terre, l’entrouvre et met les plants à découvert. Cette qualité de terre demande beaucoup de travail ; mais de tous les moyens le plus efficace pour la fertiliser c’est de la préparer et de la labourer longtemps avant de la planter. Etant ainsi exposée au soleil elle se fond, devient friable et plus poreuse. Le sable est encore un autre moyen d’amender cette espèce de terrain. Il le divise, le rend moins gras et préserve les cannes de l’ardeur du soleil. Le fumier doit être aussi employé avec profusion. M. de Latouche avait laissé à cet égard des instructions fort sages et que mes prédécesseurs n’ont malheureusement pas assez suivies. Ils plantaient beaucoup de cannes sans mettre la terre, qu’ils ne laissaient jamais reposer, en état de soutenir par des engrais cette immense végétation. Il résultait de cette méthode que les productions qu’on obtenait étaient toujours chétives, l’entretien considérable, et que l’habitation se trouvait souvent dans une position forcée. Mon projet est de travailler sur d’autres principes. Je crois qu’il vaut mieux restreindre la culture, planter un peu moins, et soigner davantage.

          Tels sont, Monsieur le Général, les principaux inconvénients des Salines. Ils se trouvent heureusement balancés par d’autres avantages : la salubrité de l’air ; le bon état physique des nègres, beaucoup de population et le privilège inappréciable dans les temps où nous sommes, de ne point éprouver de poison. Les nègres ont toujours joui sous ce rapport d’une bonne réputation qui, je l’espère, ne se démentira pas sous ma gestion. Ils m’ont reçu avec joie et paraissent contents de voir administrer l’habitation par un parent de leur maîtresse. Ils ont de la confiance en moi ; et espèrent que je puis faire pour leur bien-être plus qu’aucun de mes prédécesseurs. Je tire parti de leur erreur ; et déjà le mouvement de l’atelier que j’avais trouvé médiocre s’est beaucoup accéléré. Il est aujourd’hui l’un des plus beaux du quartier. Leur bonne volonté aurait besoin de quelque encouragement qu’il n’est pas en mon pouvoir de leur donner. Ils demandent depuis longtemps qu’on leur achète, ou qu’on leur loue, comme font toutes les habitations du quartier, quelques carrés de terre dans le voisinage, pour y planter des vivres. Ils auraient aussi besoin de quelques canots pour leur pêche. J’en ai fait la demande à ses messieurs [fondés de pouvoir ?] qui n’y ont pas encore satisfait, le grand nombre de leurs affaires leur l’ayant (sic) sans doute fait perdre de vue.

          Les bâtiments demandent quelques réparations : la toiture de la plupart est en mauvais état. Une grande amélioration à faire aux Salines est de refaire le moulin dont le diamètre est trop petit ; ce qui le rend dur, fatiguant pour les animaux et entrave la marche de la récolte. La position de l’habitation est merveilleuse pour un moulin à vent, mais c’est une dépense qui n’irait pas à moins de 25 à trente mille francs. Une autre amélioration non moins utile serait de rétablir un ancien canal qu’on a laissé se combler et qui communiquait, par la saline, des bâtiments à l’embarcadère. Ce canal servirait à exploiter par gabarres une partie des terres qui se trouvent de l’autre côté de la saline et faciliterait le charroi des sucres qui est pénible et qui prend beaucoup de temps, le trajet par terre étant très long. Je fais rebâtir cette année un magasin qui existait aussi autrefois et que l’ouragan de 1817 avait entièrement détruit. Ce magasin est inappréciable pour l’habitation. Il est destiné à renfermer les provisions que l’on débarque pour son usage, et les sucres que l’on doit expédier. Ces objets qu’on était obligés de laisser souvent dehors étaient exposés à être pillés par les nègres ou détériorés par la pluie. Il aura aussi l’avantage ne plus nous mettre dans la dépendance des caboteurs pour le chargement desquels on était obligé d’arrêter le moulin et d’interrompre la roulaison, les bestiaux ne pouvant suffire au transport des sucres et au charroi des cannes.

Je ne vous dirai rien de votre habitation des Coteaux que je ne connais pas assez pour en parler.

J’ai l’honneur d’être Monsieur le Général, avec la plus haute considération, votre très humble et très dévoué serviteur

T. de Fougainville

 

P.S. : Veuillez, je vous prie, offrir mes hommages respectueux à ma cousine, et mes amitiés à vos enfants.

Sainte-Anne, 20 avril 1830

 

Source : Archives Départementales de l’Indre, J 86, fonds Bertrand

Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839)

Extraits d’une lettre du général Bertrand à son fils Henri, officier à l’armée d’Afrique

 

Aux Salines, le 23 février 1837

 

(…) La maison des Salines n’est pas mal pour le pays. Dans quelques semaines nous y serons passablement installés.

Il n’y a dans ce quartier ni ruisseau ni arbres. Les légumes et les fruits y arrivent par mer de Saint-Pierre ; cependant nous avons des pois, une espèce de lentille, de très bons melons, de bon poisson, le meilleur de l’île. (…)

 

Source : « Deux lettres inédites du Grand Maréchal Bertrand », Bulletin de l'Académie du Centre, 1935, p. 43-46

Réparations à faire en France

Dans une copie de lettre datée des Salines en juin 1838 et adressée au colonel Paulin (qui fut son aide de camp durant la deuxième partie de l’époque impériale et avec qui il entretint toujours de bons rapports), Henri-Gatien Bertrand lui fait part de certaines difficultés matérielles qu’avaient à affronter les propriétaires de sucreries (et on perçoit aussi son souci d’évaluer exactement ses domaines).

Mon cher Paulin, j’ai bien reçu votre lettre du 8 mars, la chaîne d’arpenteur et le graphomètre que vous avez sagement muni de son pied. Mais j’ai oublié de vous demander un rapporteur en corne ou en cuivre, ayez la bonté de m’en envoyer un, ainsi que quatre pieds droits métriques et un bâton d’encre de la Chine. (…)

Les affaires qui m’avaient appelé ici ne sont pas terminées, l’avenir des colonies me paraît fort nébuleux. (…)

Voici, mon cher colonel, un petit service que je vous demande et qui pourra bien vous donner quelques embarras. Le moulin qui broie les cannes à sucre sur l’habitation où je demeure [Les Salines] est très mauvais. On a essayé de l’améliorer de divers expédients dont aucun n’a réussi. Nous sommes cependant portés à croire que le couronnement des cylindres, c’est-à-dire que les trois roues dentées qui les surmontent, ne sont pas dans une bonne proportion. J’envoie à M. Arago* trois feuilles de dessins et une note. Je lui envoie également deux roues dentées en métal et deux modèles en bois de leurs pivots, en le priant de faire couler dans une fonderie des environs de la capitale un nouveau couronnement. Comme il est fort occupé, je vous prie de le seconder, et si quelques courses sont nécessaires, de vouloir bien les faire. Je vous écris que je vous ai prié de prendre cette peine.

Le capitaine Quartier, du Bélisaire**, qui portera ces objets en France, pourrait rapporter ceux dont M. Arago ordonnera la confection, s’ils sont prêts en septembre. Sinon M. Reuilly, négociant du Havre, les expédiera par un autre bâtiment. Je prie M. Arago, lorsque cela sera terminé, de vous remettre les plans et la note qui les accompagne. Vous les donneriez à mon frère. Cela le mettra à même de connaître les moulins du pays (…). Il faudra recommander à la fonderie de conserver les modèles en bois des pivots. Cela importe parce que je demanderai probablement plus tard qu’on en fabrique en fer forgé. (…)

* Il s’agit très probablement de François Arago (1786-1853), physicien et homme politique, prédécesseur du général Bertrand à la direction de l’Ecole polytechnique en 1830.

** navire qui avait amené le général Bertrand en Martinique.

Source : Archives municipales de Châteauroux, registre de correspondance du général Bertrand au colonel Paulin, non coté.

 

Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839)

« L’émancipation plus ou moins prochaine, mais inévitable… »

Après lui avoir demandé son concours dans la réparation de son moulin broyeur de cannes, Henri-Gatien Bertrand, dans une lettre écrite des Salines le 26 juin 1838, adresse aussi à M. Arago (très probablement François, qui l’avait précédé comme directeur de l’Ecole polytechnique et s’était lancé dans la politique), quelques considérations sur l’évolution des colonies.

Monsieur et ancien collègue, (…)

Nos colonies sont prises par les deux bouts, d’un côté par l’émancipation [abolition de l’esclavage] plus ou moins prochaine, mais inévitable ; de l’autre par le sucre de betterave et l’énormité de l’impôt dont est grevé le sucre colonial. Le dégrèvement serait la mesure la plus raisonnable. (…)

Sur les deux habitations que je possède dans la colonie, la récolte de l’an dernier a été mauvaise, celle de cette année bonne. Je n’ai pas l’espoir que les deux années se compensent, les recettes et les dépenses totales puissent se balancer par zéro.

A Saint-Pierre, port jadis si commerçant, il y a beaucoup de misère, de faillites et de magasins fermés.

On n’attache en France qu’un intérêt médiocre à la prospérité des colonies. Cependant cette prospérité n’importe pas seulement à l’agriculture et au commerce de la métropole, mais encore à la navigation et à la marine, c’est-à-dire à la sûreté de l’Etat.

Source : Archives municipales de Châteauroux, registre de correspondance du général Bertrand au colonel Paulin, non coté.

Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839)

Quels biens fonciers en Martinique ?

Vente

Sur licitation,

entre majeurs et mineurs,

de deux habitations-sucrerie,

l’une dite Les Coteaux, en la commune de Sainte-Luce, et l’autre dite les Salines,

en la commune de Sainte-Anne

On fait savoir à tous ceux qu’il appartiendra, qu’en vertu :

1° d’un jugement sur requête rendu par le tribunal du Fort-Royal le 27 avril 1830, enregistré au Fort-Royal le même jour, f° 173, v°, ce 1re, au droit de 75 c. ;

2° d’un jugement rendu par le tribunal du Fort-Royal le 29 novembre 1830, enregistré le 7 décembre suivant, f° 105, r°, ce 5 , au droit de 75 c. ;

3° d’un jugement du même tribunal en date du 7 mars 1836, enregistré le 14 dudit mois, f° 186, ce 8, au droit de 75 c. ;

4° d’un autre jugement du même tribunal en date du 28 mai 1836, enregistré le 8 juin suivant, f° 169, ce 3, au droit de 1 fr. ;

Et aux requête, poursuite et diligence de :

1° M. Amédée-Gourcy-Williams Thayer, propriétaire, domicilié à Paris, et de dame Hortense-Eugénie Bertrand, son épouse, de lui autorisée ;

2° M. Napoléon-Joseph-Henry Bertrand, officier attaché à l’état-major de l’armée d’Afrique ;

3° de M. Henry-Alexandre-Arthur Bertrand, lieutenant d’artillerie, domicilié en France ;

tous représentés dans la colonie par M. Frédéric Labarrière, capitaine du génie, demeurant au Fort-Royal, leur mandataire ; tous héritiers chacun pour un cinquième de Madame Françoise-Elisabeth de Dillon, leur mère, épouse de M. Henry-Gatien, comte Bertrand, laquelle dame était elle-même héritière sous bénéfice d’inventaire de Madame Marie-Françoise-Louise de Girardin, épouse en premières noces de M. François-Alexandre comte de Latouche-Longpré, et épouse en secondes noces de M. Arthur comte de Dillon, ayant pour avoué constitué Me Marchet ;

contradictoirement avec :

1° M. Arthur Bertrand, mineur émancipé, domicilié à Paris, héritier bénéficiaire pour un cinquième de madite dame Bertrand née de Dillon, sa mère, représentée dans la colonie par M. Georges-Etienne-Catherine Cools, employé de l’administration de la marine, domicilié au Fort-Royal, son mandataire ;

2° M. Jules-Duris Dufresne, propriétaire, demeurant à Châteauroux, curateur nommé à l’émancipation de M. Arthur Bertrand, représenté dans la colonie par M. Charles Liot, trésorier de la colonie, demeurant au Fort-Royal, son mandataire ; ayant pour avoué constitué Me Balthazar ;

3° M. Louis-Bertrand Boislarge, propriétaire, demeurant à Châteauroux, agissant au nom et comme pro-tuteur du mineur Alphonse-Charles-Henry-François Bertrand, ledit mineur héritier bénéficiaire pour un cinquième de madite dame Bertrand, née de Dillon, représenté dans la colonie par M. Jean-Baptiste-Jacques-Platelet-Lagrange de Latuillerie, propriétaire, domicilié au Lamentin, son mandataire, ayant pour avoué constitué Me Reboul.

Il sera le jeudi 8 mars 1838, heure de midi, en l’étude de Me Ch. De Leiritz, notaire au Fort-Royal, sise en la ville de Fort-Royal, rue Blénac, commis à cet effet par les jugements précités, procédé à l’adjudication définitive en deux lots de

deux habitations-sucreries,

ci-après, dépendant de la succession de Madame la comtesse de Dillon.

Premier lot,

Habitation des Salines, située commune de Sainte-Anne,

Composée de 284 hectares (220 carrés) de terre ; maison à loger, à deux étages en maçonne ; cuisine ; chambre de discipline ; écurie ; magasin à vivre ; hôpital ; citerne ; case à farine ; moulin à bêtes ; sucrerie ; purgerie ; étuve ; trois parcs ; case à bagasse ; magasin ; 90 cases à nègres ; 4 cabrouets ; 172 esclaves de tout sexe et tout âge ; 38 mulets ; 35 bœufs ; 16 vaches ; 18 bouvards et génisses ; 51 moutons et brebis ;

Deuxième lot,

Habitation des Côteaux, située commune de Sainte-Luce,

Composée de 116 hectares (90 carrés) de terre ; maison à loger ; hôpital ; cuisine ; magasin ; écurie ; chambre de discipline ; purgerie ; étuve ; moulin ; parc à mulets ; 2 cases à bagasses ; 25 cases à nègres ; 3 cabrouets ; 66 esclaves ; 33 bœufs de cabrouet ; 36 bouvards, vaches et génisses ; 22 mulets.

L’adjudication aura lieu sur la mise à prix, savoir :

1er lot, de deux cent quatre-vingt-neuf mille sept cent deux francs, cinquante centimes, montant de l’estimation, ci….289 702 fr 50 c.

2e lot, de cent soixante-dix-neuf mille sept cent soixante-et-onze francs, ci   179 771 fr.

Total : 469 473 fr 50 c.

Source : ANOM, 183 APOM

 

---------------------------------

GLOSSAIRE

cabrouet : charrette

carré : ancienne unité de mesure de surface d’un carré de cent pas de côté (un pas équivalent à trois pieds et demi). Un carré vaut 1,29 hectare.

bagasse : résidu de cannes à sucre, servant de combustible

cases à nègres : logements des esclaves

chambre de discipline : cachot

étuve : local pour le séchage des pains de sucre

hôpital : dispensaire

maçonne : maçonnerie

magasin à vivres : réserve de nourriture

moulin à bêtes : moulin dont la force motrice est animale, pour presser les cannes

parc : parc à bestiaux

purgerie : magasin où le sucre cristallise

roulaison : coupe et broyage des cannes, avant la fabrication du sucre

sucrerie : bâtiment où se situe la batterie de chaudières réduisant le jus de canne en sirop épais

Quand le général Bertrand était colon en Martinique (1837-1839)

Extraits des notes du général Bertrand

(séjour de 1837 à 1839)

De l’intelligence des nègres

Aux colonies, une habitation est une espèce de société complète. Les nègres y sont occupés à une diversité de travaux qui ouvre leur intelligence et met leur adresse à l’épreuve. Ils se servent adroitement de la houe pour fouiller les terres, les mettre en sillon, les sarcler, du coutelas pour couper les cannes. Il y a parmi eux des maçons, des tailleurs de pierre, des charpentiers, des tonneliers, des raffineurs. En général, les charpentiers sont fort adroits, ils font les portes, les jalousies. Leurs charpentes sont exécutées avec soin et parfois élégantes. Ils sont accoutumés à construire et à réparer les moulins à bêtes, les moulin à eau et à vent, à couvrir en tuiles avec des essentes en bois ou avec la paille des cannes. Tous les nègres construisent leurs cases (…). Tous ont des jardins où ils cultivent des patates, des ignames ou autres légumes, des arbres fruitiers, bananiers ou autres. Presque tous sont un peu marins, savent nager, pêcher, ramer, conduire une pirogue, un radeau, et même le construire. Tous ont été accoutumés dès leur enfance à monter et conduire des mulets, à les bâter, à les charger. Ils labourent, conduisent les tombereaux ou cabrouets pour transporter les engrais sur les terres, les matériaux pour les constructions, les cannes au moulin. Lorsqu’on fait le sucre, les nègres et négresses y contribuent tous de façon ou d’autre. Ils chauffent les fourneaux, écument les chaudières (…). Il n’est aucun travail auquel un nègre se refuse, presque aucun où il n’ait été employé. (…)

Des 182 personnes qui le composent [l’atelier des Salines] il y en a 96 de 14 à 60 ans, et 5 au-dessus de 60 ans lesquels sont encore actifs, 7 âgés de 13 ans, total 108. Dans ce nombre il y a 50 hommes et 58 femmes. Voici leur emploi :

-2 commandeurs

-2 femmes, conduisant l’une le petit atelier [chargé de la garde des bestiaux], l’autre les enfants qui coupent les herbes. On comprend que ces quatre chefs sont choisis parmi les plus capables de conduire un atelier.

-2 maçons

-2 charpentiers

-1 tonnelier

Ces cinq ouvriers accoutumés à manier la règle, l’équerre, le niveau ou le compas ont l’adresse et l’aptitude qu’exigent leurs métiers respectifs en Europe.

-1 chef moulinier et un second chef chargés de tout ce qui concerne le moulin. De l’attelage des moulins, de veiller à ce que les rouages soient graissés, les cylindres convenablement serrés, le moulin lavé et à ce que ce service se fasse régulièrement et sans perte de temps.

-Un chef des muletiers de bât, lesquels portent du fumier dans les mornes, des pailles dans les parcs des animaux, des cannes au moulin.

-6 laboureurs : ils conduisent les tombereaux ou cabrouets quand les labours sont terminés. Ce sont des hommes choisis et intelligents.

-4 raffineurs dont un premier et un second chargés d’épurer le vesou ou jus de canne.

-4 chefs gardiens d’animaux : deux nègres pour les mulets et les bœufs, deux négresses pour les vaches et les moutons.

-1 [femme] : une chargée de l’hôpital et en même temps sage-femme.

-6 domestiques : un cuisinier, un palefrenier, un domestique, un ménager chargé des provisions de la maison et de distribuer à l’atelier le manioc et la morue, un blanchisseur, un nègre pour couper le bois le matin et ensuite travailler avec les ouvrier.

-6 femmes employées à de petits travaux peu fatigants tel que hacher la paille ou quelques sarclages dont 3 mères d’une famille assez nombreuse et deux femmes âgées de plus de 50 ans.

-1 négresse chargée de la chapelle et de veiller sur les petits enfants.

-2 malades : l’un est lépreux, l’autre probablement ne travaillera jamais quoiqu’âgé seulement de 23 ans.

-50 au jardin qu’on peut diviser ainsi : 5 accoutumés à touiller des canaux avec le louchet, adroits et bons ouvriers ; 17 nègres ou négresses en général travaillant bien, 28 âgés de 18 à 24 ans ayant l’activité et la gaité de la jeunesse. Dans ce nombre de cinquante 4 ou 5 un peu paresseux. 10 âgés de 15 ans au petit atelier remplis de bonne volonté et 5 âgés de 13 ans.

Il n’y a pas sur cette centaine de personnes ce que nous appellerions dans nos campagnes un homme simple, une bête. Mais bon nombre en revanche sont fins, habiles à arriver à leur but. Pour les conduire il faut de l’adresse et de la fermeté.

Tel est l’atelier en général, voici des détails sur quelques-uns de ceux qui en font partie.

1-Marguerite. Sur presque toutes les habitations il y a une ménagère, c.a.d. [c’est-à-dire] une négresse chargée du détail du ménage. A la mort de celles des Salines, femme parfaite, à ce que j’ai oui dire, sa jeune fille passa aux travaux du jardin. A mon arrivée, je l’ai placé à la tête de la maison, sur la recommandation du géreur. Marguerite âgée de 40 ans est bonne, polie, discrète, fort entendue, extrêmement propre, comme presque toutes les négresses, habituée à soigner un malade, ayant de l’ordre, chargée de toutes les provisions du ménage, de recevoir, de peser et de distribuer chaque semaine aux 182 personnes de l’atelier leurs rations de manioc et de morue. Il n’est point de maison en France où telle femme ne fut précieuse. Sa marraine, femme libre, est venue demeurer avec elle ; ce sont deux femmes, dignes par leurs bonnes qualités, de vivre ensemble.

2-Janine. Les charpentiers travaillaient sous un appentis près de la maison, comme je passais fréquemment près d’eux, un jeune ouvrier, ne me voyant pas, me heurtait parfois, c’était aussitôt des excuses, et si je donnais quelque bagatelle, des remerciements, mais et toujours avec tant de politesse que j’en fus frappé. C’était le ton d’un jeune homme bien élevé. J’augurai du père et de la mère. En effet le père, maître charpentier, était un homme bon, honnête et sûr. Bientôt je vis la mère ; On remarquait dans ses traits un reste de beauté, et un air de douceur, dans sa taille et sa tenue une sorte de dignité. En tout pays, Janine serait une femme au-dessus du commun ; mère de 4 enfants, tous du même père, élevant bien son intéressante famille, veillant à leurs besoins, occupée dans les heures de loisirs à faire ou à raccommoder leur vêtement ou leur linge. En voyant cette femme respectable, âgée de plus de 50 ans, travailler chaque jour à la culture, avec exactitude, n’allant jamais à l’hôpital, à moins qu’elle ne soit réellement malade, je n’ai pu me défendre de beaucoup de réflexion que le lecteur fera comme moi. J’ai prescrit pour elle, comme pour toutes les mères de 4 enfants qu’elle n’irait au jardin, le matin et l’après-midi qu’une heure après l’atelier, en même temps que les nourrices. Elle est une des 5 femmes qui doivent se marier le mois prochain et sera une des premières à qui la liberté sera accordée.

3-Dadou. Dadou, chef raffineur, ainsi que tous ceux qui occupent une situation pareille sur une habitation, est un homme important, non seulement parce que c’est de lui que dépend la bonne qualité du sucre, mais encore parce qu’il est un homme probe et sûr. Quand on fait le sucre, il passe six jours par semaine, le jour et la nuit, dans la sucrerie, il y mange, il y dort ; il veille à ce que le vesou, le sirop, le sucre ne soit pas gaspillé ; à la nuit la porte de la sucrerie est fermée et ne s’ouvre plus que par son ordre. Il commande et sait se faire obéir. Utile sous beaucoup de rapports, il est estimé de ses chefs et de l’atelier. Sa figure a conservé tout le type du caractère africain. Il est père des trois enfants, les plus jeunes de Christine, femme estimable, mère de six enfants, et à la tête du petit atelier. Ils doivent se marier le mois prochain.

4-Charles. Maître charpentier de ma seconde habitation, Charles est d’une habileté peu ordinaire. Charpentier, menuisier, ébéniste, charron, tonnelier, tourneur, maçon, tailleur de pierre, il est propre à tout et sait tout faire. Il construit également bien un moulin à bête, un moulin à vent ou un moulin à eau et toute espèce de charpente. Il est malheureusement fort sourd ; mais quand il a compris ce qu’on lui demande on n’a plus besoin de s’occuper de ce qu’il fait. Il travaille vite et bien, gagne beaucoup d’argent et paraît fort riche, plus qu’il ne l’est.

Je fus averti que je pourrais le bien traiter, que personne n’en serait jaloux, parce qu’on reconnaissait sa supériorité. Il a tous les jours son café, sa bouteille de vin et une double ration de vivres. Il s’est adressé à une femme libre dont il a trois enfants qui sont libres par conséquent[29], tandis que lui est esclave. Mais le jour où il le voudra, toute sa famille sera libre. Cela seul indique un homme qui voit de loin. Il a son fusil, son cheval et ainsi que je l’ai dit ailleurs une esclave qui fait sa cuisine, lave son linge, cultive son jardin.

5-Jean Elie. Le second chef moulinier, quand on fait du sucre, conduit un des attelages du moulin de trois mulets ; le reste de l’année il est au jardin. Quel que soit le travail dont on le charge, il le fait avec soin, exactitude et, seul, il s’occupe avec la même activité, le même zèle que si on était là à le surveiller. On pourrait n’aller voir son travail qu’au bout de la semaine, il n’aurait pas perdu une heure. Il est à peu près l’unique du jardin auquel on puisse avoir cette sorte de confiance. Aussi s’il y a quelque travail éloigné à faire, c’est toujours lui qu’on choisit. Sachant qu’il avait eu de la même femme six enfants dont trois étaient vivants, il fut un des premiers que j’engageais à se marier. Lorsque je lui en parlai, Jean Elie se redressa, et frappant sa poitrine de la paume de sa main droite : Moi, Jean Elie, dit-il, nègre créole ; Fanchine négresse de la côte ; impossible. Je fus tenté de rire. Où diable l’aristocratie va-t-elle se nicher ? Je retins cependant le sourire sur mes lèvres. Car Jean Elie voulait dire, je suis un homme de la civilisation, et Fanchine, négresse de traite, tient de la barbarie. Le sentiment était respectable. Il fallait l’encourager plutôt que le détruire, l’étouffer.

C’était la seconde fois que j’échouais dans mes tentatives de mariage. Je fus plus heureux dans mon troisième essai, et ce succès a déterminé depuis le bon Jean Elie à se marier.

6-Augustin. Deux nègres, et une négresse des Salines, ayant reçu leur liberté, on résolut de les remplacer par trois nègres de traite, afin de ne point faire de tort aux créanciers de l’habitation qui était grevée de dettes considérables. C’est à cette occasion que Fanchine vint aux Salines. Alexis, un des deux autres, a une physionomie spirituelle, travaille bien et a su se faire respecter de l’atelier. Le troisième, Augustin, en est le plus paresseux, mais non pas le plus sot. Pendant six mois, il s’est dit aveugle. Ses yeux étaient en apparence comme ceux de tout le monde. Le médecin, ni personne n’y pouvait rien connaître, on jugea qu’Augustin jouait la comédie. On le renvoya au jardin, on lui rendit sa houe, lui déclarant que s’il en donnait un coup au pied de ses voisins, il serait sévèrement châtié. Il ne donna de coup à personne, et recouvra la vue, sans autre remède. Mais comme il allait souvent à l’hôpital, et qu’il y restait souvent quinze jours, le géreur ennuyé, et ne voulant pas le maltraiter, lui a donné gain de cause, et l’a retiré du jardin. Le matin Augustin va couper du bois pour la cuisine, et le reste de la journée sert les maçons ou travaille avec les ouvriers, ce qui lui convient parce qu’il en prend à son aise. Dans plusieurs circonstances j’ai remarqué qu’il était plein d’intelligence et fertile en inventions, surtout celles [qui] pourraient lui éviter de la peine ; il fait même beaucoup de travail, si la fantaisie lui en prend, ce qui est rare.

Du passage de l’esclavage à la liberté. Des inconvénients qu’il présente. Cessation du travail. Concubinage

La liberté se présente en effet pour l’esclave comme une cessation de travail. Etre libre c’est pour l’esclave n’être plus obligé de travailler, c’est ne plus travailler. Ajoutez à cette disposition l’effet du climat qui porte au repos, à la nonchalance, ajoutez la fertilité d’un sol où la végétation ne cesse jamais, qui produit naturellement une grande variété d’arbres fruitiers (…). Les nègres auxquels leur maître ne donnent point de vivres et qui ont leur samedi[30] peuvent avec cette journée fournir non seulement à leur nourriture mais à un excédent dont l’échange leur procure le moyen de satisfaire d’autres besoins. Ils pourraient donc travailler un jour de la semaine pour fournir à leurs besoins et puis se reposer les autres jours. Remarquez que dans ce beau climat les vêtements sont plutôt un objet de décence qu’un besoin de la nature, et qu’avec peu de travail on se procure un abri contre les intempéries de la saison (…). Tout semble donc devoir porter le nègre, devenu libre, à cesser de travailler.

Le concubinage aggravera beaucoup les inconvénients de la nouvelle position où vont se trouver les nègres. Le nègre qui a en même temps plusieurs femmes, non pas ordinairement sur la même habitation mais sur des habitations diverses, peut les abandonner, en prendre d’autres et ne pas s’occuper de ses enfants, sans qu’il en ressente de grands inconvénients. La mère qui soigne sa jeune famille est assurée d’avoir la nourriture, (…) leur vêtement, leur logement, les soins de l’hôpital et du médecin si elle est malade. Elle peut passer quinze jours, un mois à l’hôpital, aucun de ses enfants n’en souffrira. Mais que cette femme soit libre et isolée, qui nourrira les enfants, qui les soignera si elle est malade, qui les vêtira et pourvoira à tous leurs besoins, même si elle se porte bien [ ?]. Parmi les nègres, comme parmi nous, ce sont les hommes qui sont le plus enclins au changement. Ce serait un grand malheur que la liberté des esclaves avant d’avoir fait disparaître le concubinage, avant d’avoir organisé parmi eux la famille. (…) En assurant un père à des enfants vous aurez tout à la fois des garanties de travail et de moralité. (…)

Du caractère des nègres

          Le trait le plus saillant du caractère des nègres est, ce me semble, la douceur, ensuite la gaité, du moins chez les négresses et les jeunes gens ; car l’homme fait est sérieux. La paresse, selon quelques-uns, en serait plutôt peut-être le caractère distinctif, je ne le pense pas, quoique beaucoup soient, en effet, paresseux et apathiques.

          Lorsqu’après le coucher du soleil les nègres reviennent des champs, un paquet d’herbe sur la tête, la houe sur l’épaule et que je les entends chanter, mon cœur s’épanouit et je ne puis me défendre d’admirer la providence qui a disposé le cœur de l’homme à trouver des consolations, à goûter le bonheur dans toutes les situations de la vie, dans celles-là même qui sembleraient devoir l’exclure tout à fait. Il est vrai cependant qu’à la liberté près, bienfait inestimable sans doute mais dont la privation est moins sensible à celui qui n’en a jamais joui, les nègres sont plus heureux que la plupart des habitants de nos campagnes. Ils ne connaissent ni les besoins, ni les soucis. (…)

          Sur nos habitations les danses sont décentes, et ne se ressentent point de la barbarie d’Afrique. Les femmes tiennent leurs jupes, non sans quelque grâce, tournent sur elles-mêmes et autour de leur cavalier. Les danses au tambourin sont un peu monotones et se nomment bamboula. Un nègre à cheval sur le tambour le frappe de ses deux mains avec une sorte de frénésie. La vivacité de son action influe beaucoup sur la danse (…). Mais ce que les créoles préfèrent c’est la danse au violon (…).

          Nègres et négresses aiment la danse et la toilette, ils se parent le dimanche pour aller à la messe et aux marchés des bourgs voisins. Les hommes affectionnent la veste et le pantalon blancs. Les plus élégants ont des habits de drap, de jolis boutons, et un chapeau de feutre. Le costume des femmes est aussi élégant. Chemise de belle toile ou de batiste, plissée ou brodée à jour ; une jupe d’indienne, un madras sur la tête, un autre sur le corps ; des boucles d’oreilles, des boutons de manche, des agrafes en or (…) et très peu ont des souliers.

          Les nègres ont très bon cœur. Sur le travail ils partagent avec ceux qui se trouvent près d’eux tout ce qu’on leur apporte, sirop, patates, manioc. Comme il y a des paresseux, il en est qui volent. Cela se voit trop souvent. Mais sur mon habitation, pendant 22 mois de séjour, je n’ai pas entendu parler d’un vol. (…)

De l’esprit religieux parmi les nègres

          C’est le premier devoir de tous les hommes de reconnaître la toute-puissance du créateur de l’univers, de lui adresser des prières et des actions de grâces. Il faut donc se féliciter de la direction des esprits qui tend à inspirer au nègre des sentiments religieux. Mais croire que les nègres de nos colonies sont dans une sorte d’abrutissement, sans idées religieuses, serait une grande erreur. (…)

          Peu de mois après mon arrivée, j’ai fait creuser un canal sous la direction d’un nègre d’une de mes habitations, charpentier de son état, homme honnête, laborieux et intelligent, lequel avait acheté sa liberté deux années auparavant. Les ouvriers qu’il employait les uns libres, les autres esclaves, outre une double ration de vivres, gagnaient 3 à 4 francs par jour. Je m’aperçus qu’avant de commencer le travail, le matin puis avant déjeuner, et l’après-midi, ils se découvraient et faisaient le signe de la croix. Plus tard, je remarquai que les maçons, les charpentiers en faisaient autant, et j’ai su depuis qu’il en était de même des nègres du jardin.

          Ayant appris que le samedi après la prière du soir, et leur souper, les nègres de l’habitation avaient coutume de terminer la semaine par une prière, je me rendis à la case où ils étaient réunis. Sous le toit tendu d’un drap blanc, et sur une espère d’autel garni d’une nappe, de vases de fleurs, et de quatre flambeaux, était une petite statue de la mère de Jésus. La prière commença. Une demi-douzaine d’oraisons dominicales, et de salutations angéliques en français, mêlées d’autant de Pater et d’Ave en latin, et de quelques courtes oraisons furent récitées pendant une demi-heure  et suivies du catéchisme. Une négresse âgée faisait les demandes, les réponses étaient prononcées par tout l’atelier, fort lentement, articulant chaque syllabe, séparant les mots. Qu’est-ce que Dieu ? Le créateur de l’univers, qui voit tout, entend tout, sait tout.

          Je rendrais difficilement l’émotion que j’éprouvai en entendant 60 ou 80 voix d’hommes, de femmes, d’enfants, les uns agenouillés dans la case, les autres restés dehors, qui s’élevaient en même temps vers le créateur avec une simplicité si touchante.

          Jamais dans nos temples, au milieu de l’encens, de l’éclat des lumières, des riches ornements de nos autels, des vêtements dorés de nos prêtres, les chants en langue latine n’ont pénétré mon cœur comme ces belles paroles prononcées avec recueillement par ces hommes simples.

          Il fut ainsi récité environ dix pages de catéchisme, ce qui dura une demi-heure environ. Alors les cantiques se succédèrent. Profitant d’un intervalle de silence, je dis à ces bonnes gens que j’avais assisté avec émotion à leurs prières, que Dieu leur en saurait d’autant plus de gré qu’elles étaient tout à fait volontaires et je sortis, baigné de sueur, après avoir demandé si tous comprenaient bien ce qu’ils avaient récité. On me répondit que les enfants n’entendaient pas tout, mais qu’avec un peu de temps ils le comprendraient. J’appris que la prière se faisait tous les soirs, mais moins longuement, dans cette case qui n’avait pas d’autre destination.

          Est-il en France beaucoup de villes, de campagnes, dont les habitants commencent et finissent la journée par une prière, qui trois fois dans le jour se découvrent par respect pour le maître de l’univers ? En est-il beaucoup qui après avoir terminé leur travail de la semaine se réunissent chaque samedi soir pour lui adresser des actions de grâce, et des cantiques ?

Des hommes de couleur

          Comme les affranchis habitent particulièrement les villes et les bourgs, et que j’ai presque constamment demeuré à la campagne, j’ai eu peu d’occasion de les connaître. Ils sont dans la colonie au nombre de 29 milles, et sur 78 milles esclaves, ils en possèdent à peu près 14 milles. Leur récolte en sucre est peu considérable, mais ils cultivent presque autant de café que les blancs.

          Il y a dans cette classe beaucoup de bons ouvriers de toutes sortes, surtout en ébénisterie. Mais très peu cultivent de leurs mains ; le travail de la terre leur semble une assimilation à l’esclavage (…).

          L’insurrection de la Grande Anse [1833] a été très fâcheuse, sous plusieurs rapports, et aussi parce qu’elle a obligé de désarmer les milices qui étaient une occasion de rapprochement entre deux classes d’hommes que la prospérité et l’avenir de la colonie doivent engager à vivre en bonne intelligence. (…)

          En France, nous n’attachons pas tant d’importance à cette différence de couleur. Nous avons vu à l’armée d’Italie et en Egypte le général de division Dumas, officier de cavalerie distingué, aimé, estimé de tous. Personne ne s’enquerrait s’il était plus ou moins de sang-mêlé, mais chacun savait qu’il avait versé le sien sur les champs de bataille pour la défense de la patrie. Son fils s’est fait un nom dans la République des Lettres[31].

          A la bataille d’Aboukir, un mamelon dominant la rade, et le terrain environnant appuyait la gauche de l’armée turque et était occupé par un corps d’Ottomans. Le général Lannes, longeant la mer, marchait à l’attaque de ce mamelon. Allons, Hercule[32], dit le général Bonaparte au commandant du piquet de ses guides, au galop, jetez ces Turcs à la mer. Hercule, avec sa poignée de braves, fond sur les Turcs, les culbute, et tombe, la cuisse fracassée par une balle. Tout Paris a remarqué aux revues du carrousel le chef d’escadron Hercule ; on ne disait pas qu’il était homme de couleur, mais un héros. (...)

Projet d’abolition graduelle de l’esclavage

1°) Toute personne mariée en légitime nœud sera gratifiée chaque année d’un demi-jour libre. Ainsi, au bout de deux ans, elle aura un jour libre, le samedi. Au bout de douze ans de mariage, elle aura six jours libres. Elle sera libre effectivement et définitivement.

2°) Tout enfant né en mariage légitime sera libre à sa naissance. Mais il ne jouira de cette liberté entière que lorsque le père et la mère auront acquis leur liberté complète.

3°) Tout enfant né en légitime mariage vaudra au père et à la mère un demi-jour libre. Ainsi deux enfants donneront un jour libre, 9 mois de grossesse et 9 mois de nourriture feraient 18 mois. Au bout de trois ans un ménage pourrait avoir deux enfants qui lui donneraient un jour libre. Ce ménage aurait sa liberté au bout de dix ans. Effectivement, dix ans donneraient 5 jours, deux enfants donneraient 1 jour, total 6 jours. En six ans, un ménage pourra avoir quatre enfants et gagnerait ainsi deux jours, il aurait sa liberté au bout de 8 ans. Un ménage aurait sa liberté au bout de 7 ans s’il avait 5 enfants, fécondité qui n’offrirait rien d’extraordinaire.

4°) Dans la colonie, les jeunes négresses étant nubiles à 16 ans, il est probable (…) que la totalité de la population esclave dans le laps de 28 à 30 ans serait arrivée à la liberté, et probablement on ne verrait pas d’inconvénient à la proclamer pour tous, lorsque la tête de la population serait arrivée à la liberté par les bonnes mœurs, le travail, les habitudes et l’aisance qui résulteraient chaque année d’un accroissement de salaire. On peut présumer que dans un laps de quinze années, la liberté pourrait sans inconvénient être étendue à tous[33].

(…) Ce qui importe le plus dans les écoles c’est de séparer les jeunes filles d’avec les garçons. La morale doit passer avant l’instruction. (…)

De l’avantage du système proposé

Dans ce système un esclave arriverait à la liberté par l’effet de la volonté et des bonnes mœurs. On aurait créé l’esprit de famille. On aurait fait sentir les avantages du mariage d’un avec une, en remplacement du concubinage où le père abandonne ses enfants. On resserrerait, du moins on continuerait, les relations d’affection qui lient l’esclave à son maître, le nègre au blanc. Tandis que le résultat de l’émancipation anglaise a été de briser ses liens. (…)

Du mariage entre les nègres

Je dirai seulement qu’après avoir rencontré des obstacles quelquefois singuliers, je suis parvenu à décider au mariage six familles des plus considérées de mon habitation, trois parmi les chefs de l’atelier, trois parmi les nègres du jardin. (…)

De la liberté qu’on pourrait accorder aux gens mariés

Aux quatre couples qui doivent se marier le mois prochain, lesquels ont 3, 4, 5 ou 6 enfants, et dont les liaisons datent de 10 et de 20 ans, je ne verrais pas d’inconvénients à accorder sous peu d’années la liberté. Aucun des huit, je crois, ne voudrait quitter sa case, son jardin, ses parents, ses amis d’enfance, ses habitudes, pour aller ailleurs. Moyennant un salaire raisonnable, je les conserverai  probablement au travail. (...) Les mariés seraient exemptés de châtiments corporels (…). Ils prendraient un nom patronymique. Les femmes mariées seraient qualifiées de Madame, c’est l’usage. Les nègres ont du respect pour le mariage et font cas de ce titre. Devant l’atelier, je saisis souvent l’occasion d’adresser la parole à Madame Micael, celle qui s’est mariée l’an dernier.

          Mon intention est d’accorder l’après-diner du samedi à tous les gens mariés. Néanmoins quand leur travail sera utile on pourra les employer pendant cette demi-journée, mais alors elle leur sera payée à un taux fixé. Si on peut bâtir pour les nouveaux ménages une case en maçonnerie, meilleure et plus commode, ainsi que cela se pratique chez M. Pécoul, ce sera fort bien. Mais il en coûtera 500 F et, avec les frais de noces, près d’un millier de francs, dépense considérable dans l’état de souffrance des colonies. Leur misère a paru, ce me semble, à quelques écrivains, un moyen d’annoncer le terme de l’esclavage. C’est traiter avec légèreté une question grave de législation. (…)

--------

Les colons n’ont pas seulement de l’esprit et un bon cœur. On trouve chez eux de la raison, des lumières, des sentiments élevés.

          On sera peut-être étonné de rencontrer de leur part un concours sincère pour l’exécution de cette mesure [l’abolition de l’esclavage] qu’ils redoutent beaucoup sans doute, mais qu’ils pourront seconder lorsqu’ils la verront accompagnée d’une indemnité convenable, de précautions sages, d’un temps raisonnable pour son exécution, du temps, cet élément si nécessaire à la réussite de tant d’entreprises, et des prévisions qui peuvent en assurer le succès. (…)

Archives Nationales d’Outre-Mer, 183 APOM

 

[29] Depuis le Code Noir (1685), l’enfant suit le statut de sa mère.

[30] Le Code Noir prévoyait que l’entretien des esclaves (nourriture, logement, vêtement, soins de santé) était à la charge des maîtres. Mais bien souvent les maîtres n’assuraient qu’au minimum les distributions de vivres, et accordaient aux esclaves la journée du samedi pour qu’ils cultivent leur propre jardin potager.

[31]  Alexandre Dumas (1802-1870), auteur des Trois Mousquetaires..., dont le père, Thomas-Alexandre Dumas (1762-1806), modèle de Porthos, était né à Saint-Domingue, fils d’un aristocrate normand désargenté et d’une esclave noire.

[32]  Joseph Domingo Hercule (1759-1820), chef de bataillon. Voir LESUEUR (Boris), Les troupes coloniales d’Ancien Régime, Paris, SPM, 2014, p. 99.

[33] Pour sa sucrerie des Salines, du fait des salaires à verser et de l’entretien des personnes à charge (vieillards, enfants de moins de huit ans), même libres, Bertrand estime l’accroissement annuel des dépenses résultant de son projet à 4 500 F (à rajouter à une dépense annuelle moyenne de 14 000 F, soit quasiment une augmentation d’un tiers).

Les articles de Jean-Louis Donnadieu

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article