La lettre de Victor Hugo contre la condamnation de John Brown

Publié le par Aurore Holmes

La lettre de Victor Hugo contre la condamnation de John Brown

John Brown

John Brown est né le 9 mai 1800 à Torrington (Connecticut, Etats Unis d'Amérique) dans une famille de tradition calviniste. Pro-abolitionniste, il se déclarait chargé d'une mission par Dieu.

De 1854 à 1861, le Kansas fut le théâtre de violents affrontements entre esclavagistes et abolitionnistes. Des hostilités qui signèrent les prémices de la Guerre de Sécession.

En 1859, il organise une insurrection avec l'aidé  dix-huit hommes, et s’empare d’un arsenal fédéral à Harpers Ferry, en Virginie. L'opération tourne au désastre : aucun esclave ne le rejoint, Brown est grièvement blessé de plusieurs balles et deux de ses fils sont tués.

Jugé à Charleston pour meurtre et trahison envers l'État de Virginie, il fut condamné à la pendaison et mourut le 2 décembre 1859, à Charles Town. 

Les derniers moments de John Brown - Peinture de Thomas Hovenden

Les derniers moments de John Brown - Peinture de Thomas Hovenden

 

La lettre de Victor Hugo aux Etats-Unis d'Amérique

 

Lorsque la nouvelle de la condamnation de John Brown fut connue en Europe. Victor Hugo s’en émut. Le 2 décembre 1859, il fit parvenir à tous les journaux libres de l’Europe, la lettre suppliant l'Amérique de sauver celui-ci du gibet :

Victor Hugo, 1873

Victor Hugo, 1873

AUX ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE

Quand on pense aux États-Unis d’Amérique,une figure majestueuse se lève dans l’esprit, Washington.

Or, dans cette patrie de Washington, voici ce qui a lieu en ce moment :

Il y a des esclaves dans les états du sud, ce qui indigne, comme le plus monstrueux des contre-sens, la conscience logique et pure des états du nord. Ces esclaves, ces nègres, un homme blanc, un homme libre, John Brown, a voulu les délivrer. John Brown a voulu commencer l’œuvre de salut par la délivrance des esclaves de la Virginie. Puritain, religieux, austère, plein de l’évangile, Christus nos liberavit, il a jeté à ces hommes, à ces frères, le cri d’affranchissement. Les esclaves, énervés par la servitude, n’ont pas répondu à l’appel. L’esclavage produit la surdité de l’âme. John Brown, abandonné, a combattu ; avec une poignée d’hommes héroïques, il a lutté ; il a été criblé de balles, ses deux jeunes fils, saints martyrs, sont tombés morts à ses côtés, il a été pris. C’est ce qu’on nomme l’affaire de Harper’s Ferry.

John Brown, pris, vient d’être jugé, avec quatre des siens, Stephens, Copp, Green et Coplands.

Quel a été ce procès ? disons-le en deux mots.

John Brown, sur un lit de sangle, avec six blessures mal fermées, un coup de feu au bras, un aux reins, deux à la poitrine, deux à la tête, entendant à peine, saignant à travers son matelas, les ombres de ses deux fils morts près de lui ; ses quatre coaccusés, blessés, se traînant à ses côtés, Stephens avec quatre coups de sabre ; la « justice » pressée et passant outre ; un attorney Hunter qui veut aller vite, un juge Parker, qui y consent, les débats tronqués, presque tous délais refusés, production de pièces fausses ou mutilées, les témoins à décharge écartés, la défense entravée, deux canons chargés à mitraille dans la cour du tribunal, ordre aux geôliers de fusiller les accusés si l’on tente de les enlever, quarante minutes de délibération, trois condamnations à mort. J’affirme sur l’honneur que cela ne s’est point passé en Turquie, mais en Amérique.

On ne fait point de ces choses-là impunément en face du monde civilisé. La conscience universelle est un œil ouvert. Que les juges de Charlestown, que Hunter et Parker, que les jurés possesseurs d’esclaves, et toute la population virginienne y songent, on les voit. Il y a quelqu’un.

Le regard de l’Europe est fixé en ce moment sur l’Amérique.

John Brown, condamné, devait être pendu le 2 décembre (aujourd’hui même).

Une nouvelle arrive à l’instant. Un sursis lui est accordé. Il mourra le 16.

L’intervalle est court. D’ici là, un cri de miséricorde a-t-il le temps de se faire entendre ?

N’importe ! le devoir est d’élever la voix.

Un second sursis suivra, peut-être le premier. L’Amérique est une noble terre. Le sentiment humain se réveille vite dans un pays libre. Nous espérons que Brown sera sauvé.

S’il en était autrement, si John Brown mourait le 16 décembre sur l’échafaud, quelle chose terrible !

Le bourreau de Brown, déclarons-le hautement (car les rois s’en vont et les peuples arrivent, on doit la vérité aux peuples), le bourreau de Brown, ce ne serait ni l’attorney Hunter, ni le juge Parker, ni le gouverneur Wyse ; ni le petit état de Virginie ; ce serait, on frissonne de le penser et de le dire, la grande république américaine tout entière.

Devant une telle catastrophe, plus on aime cette république, plus on la vénère, plus on l’admire, plus on se sent le cœur serré. Un seul état ne saurait avoir la faculté de déshonorer tous les autres, et ici l’intervention fédérale est évidemment de droit. Sinon, en présence d’un forfait à commettre et qu’on peut empêcher, l’union devient complicité. Quelle que soit l’indignation des généreux états du nord, les états du sud les associent à l’opprobre d’un tel meurtre ; nous tous, qui que nous soyons, qui avons pour patrie commune le symbole démocratique, nous nous sentons atteints et en quelque sorte compromis ; si l’échafaud se dressait le 16 décembre, désormais, devant l’histoire incorruptible, l’auguste fédération du nouveau monde ajouterait à toutes ses solidarités saintes une solidarité sanglante ; et le faisceau radieux de cette république splendide aurait pour lien le nœud coulant du gibet de John Brown.

Ce lien-là tue.

Lorsqu’on réfléchit à ce que Brown, ce libérateur, ce combattant du Christ, a tenté, et quand on pense qu’il va mourir, et qu’il va mourir égorgé par la république américaine, l’attentat prend les proportions de la nation qui le commet ; et quand on se dit que cette nation est une gloire du genre humain, que, comme la France, comme l’Angleterre, comme l’Allemagne, elle est un des organes de la civilisation, que souvent même elle dépasse l’Europe dans de certaines audaces sublimes du progrès, qu’elle est le sommet de tout un monde, qu’elle porte sur son front l’immense lumière libre, on affirme que John Brown ne mourra pas, car on recule épouvanté devant l’idée d’un si grand crime commis par un si grand peuple !

Au point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute irréparable. Il ferait à l’Union une fissure latente qui finirait par la disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidât l’esclavage en Virginie, mais il est certain qu’il ébranlerait toute la démocratie américaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez votre gloire.

Au point de vue moral, il semble qu’une partie de la lumière humaine s’éclipserait, que la notion même du juste et de l’injuste s’obscurcirait, le jour où l’on verrait se consommer l’assassinat de la Délivrance par la Liberté.

Quant à moi, qui ne suis qu’un atome, mais qui, comme tous les hommes, ai en moi toute la conscience humaine, je m’agenouille avec larmes devant le grand drapeau étoilé du nouveau monde, et je supplie à mains jointes, avec un respect profond et filial, cette illustre république américaine d’aviser au salut de la loi morale universelle, de sauver John Brown, de jeter bas le menaçant échafaud du 16 décembre, et de ne pas permettre que, sous ses yeux, et, j’ajoute en frémissant, presque par sa faute, le premier fratricide soit dépassé.

Oui, que l’Amérique le sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c’est Washington tuant Spartacus.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 2 décembre 1859.

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